le vide de la fin - 2

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Les jours suivants, ils sont revenus voir la plage de l’embarquement, malheureux de cette fracture, soulagés de ne pas trouver les restes de leurs frères et sœurs recrachés par l’océan. Ils étaient trois et trente. En quelques taona, leur monde s’est dépeuplé. Ils se connaissaient assez pour avoir de la sympathie, de l’antipathie ou de l’indifférence pour chacun, chacune, qui devient important, au-delà des sentiments, dans cette déficience inéluctable.

Dix femmes, cinq hommes, rescapés de l’impossible, liés par un destin semblable et la chance, ou le hasard, qui les ont préservés jusqu’à cet instant, regardent l'horizon vide.

Les relations amoureuses ont été rompues, comme celles d’amitiés, ou simplement de communauté ; en renouer à partir des lambeaux restants requiert la volonté de continuer à vivre ensemble, alors que rien ne, juste continuer à vivre.

Le plus souvent, chacune et chacun part de son côté, sans dire où il va, ce qu’elle va rapporter. On s’aperçoit de loin, sans pour autant se rapprocher, fuyant cette proximité pourtant indispensable. Aintsoa et Miando paraissent les plus indifférents, préférant rêver dans leur monde, alors que Bakoly s’isole, embellissant sans cesse ses souvenirs, se créant un monde impossible où elle peut se réfugier.

Ravo oublie vite Sahondra, partie sur le radeau ; il tombe sous le charme de Fahafahana et donc sous celui de son amie, Mahatia. Bien vite, Fanjatiania se joint aux deux autres filles et le quatuor devient le centre du groupe. Ravo ne se pose plus de questions, comblé par les trois filles qui s’amusent entre elles. Mananjara se rapproche de Kintana, ce qui plonge Tsimavio dans une tristesse inconsolable.

La vie reprend doucement, faite de manques qu’on évite de ressentir ou de partager. Les routines reprennent et la durée comble l’existence. La parole devient éparse et seuls les tambourinements de Miando occupent leur regroupement le soir.

Avec le temps, on oublie ceux du radeau, comme on oublie tout ce qui a précédé et qui ne sert qu’à se faire du mal. Les jours s’écoulent, se ressemblent, effaçant par leur monotone répétition la notion du temps. Les tortues reviennent, les tempêtes également, chacune laissant l’ile abîmée, qui repart aussi indifférente à ces atteintes qu’à ses occupants. Les vagues roulent sans cesse, érodant autant les esprits que le paysage immuable : à droite, à gauche, au nord, au sud, le déferlement est le même. Le sifflement abrutissant du vent assèche les pensées.

Soigneusement, ils continuent de ramasser les laisses de mer, les entassant dans un des abris avec les outils et ustensiles, comme un trésor dans lequel ils pourront trouver la pépite de leur survie, un jour.

Ils sont notamment intrigués par des blocs de métal, très lourd. Ils remarquent qu’il se marque facilement. Mananjara entreprend d’en marteler un sur une pierre plate. Il finit par obtenir une feuille relativement fine, dont il tapisse l’intérieur d’une carapace. L’eau reste dedans ! Une réserve est ainsi possible près du lieu de vie, chacun se relayant pour transporter l’eau du puits.

Nul n’a compté le nombre de saisons des tortues : cinq ? sept ? Plus ? Certainement pas moins, cela fait si longtemps ! Quelle importance ? Tout est pareil, tout se ressemble. Même eux, usés par rien, finissent par prendre des traits et des attitudes semblables, parler de la même façon et de la même voix.

Harilanto meurt brutalement, abandonnant Haja. Puis ce sera le tour de Lanja, qui déclinera longuement, laissant Mahanina éploré. D’autres cérémonies funéraires se déroulent, pour les petits enfants qui naissent, incapables de survivre dans ce monde où les mères mangent à peine à leur faim. Les premiers furent accueillis dans la joie, les suivants avec la tristesse annoncée de leur destin.

Chacun a trouvé une occupation préférée. Ravo aime travailler le métal, surtout le rouge. S’il retape les ustensiles de cuisine, il préfère cependant confectionner de fines feuilles de ce métal, puis de les découper, les rouler pour en faire des bracelets ou des perles de collier. Chaque femme a reçu un bijou, chaque homme, un bracelet pour le poignet ou le pied.

Mananjara, Tsimavio et Herizo ont développé des techniques de pêche, rapportant chaque jour de petits poissons, fuyant toujours les plus gros depuis l’empoisonnement, il y a si longtemps.

Un groupe d’une demie douzaine de femmes, emmenées par Fahafahana s’est pris de passion pour les constructions, n’hésitant pas à les démonter, à charrier des monceaux de pierres, allant en chercher à l’autre bout de l’ile pour les rebâtir, plus grand et plus belles, en ajustant au mieux les parements à l’intérieur et les pierres de protection à l’extérieur.

La mer roule, incessante, à l’image de leur existence, qui progresse sans bouger.

Les premiers temps, quand une voile pointait sur l’horizon, un tressautement de leur cœur trahissait encore l’espoir d’un secours, assorti de la crainte d’un danger. Aujourd’hui, cela n’a plus d’importance.

Si une suite de périls, de circonstances et de chance infinie les a réunis, ils partagent sans doute un trait de caractère, ou une brisure, qui leur permet d’accepter leur sort. Vivre ici, perdus au milieu de la mer ou vivre au pays, dans des conditions aussi difficiles, quelles différences ? Peuvent-ils seulement retrouver leur quotidien d’avant ? Esclaves, ils auraient eu l’éreintement, les coups, le mépris. La petite vie ici vaut bien une autre, ailleurs.

Ils se connaissent assez pour ne plus avoir à prononcer de paroles, réservées aux petits incidents. Ils se sont racontés, un peu ou beaucoup, épuisant les sujets, puisque leurs maigres activités ne nécessitent aucune réflexion. Tous ces souvenirs sont brouillés avec les leurs, érodés par la similitude des jours qui abrase tout. Même les raisons de leur présence ici sont floues, ne parvenant plus à distinguer la douleur et la souffrance de l’intensité du moment passé.

Un moment fort a été l’incident de Mahanina : en fouillant dans la maison qui abrite leur trésor, elle est tombée sur la pierre et le fer à feu. Se souvenant de l’usage, elle a tenté de le reproduire. N’y parvenant pas, elle a appelé quelques autres. Ce soir, l’objet est entre eux tous. Aucun n’est parvenu à allumer un feu. Ceux qui savaient sont partis, sans leur laisser le secret. Cela rappelle trop de mauvais souvenirs. Ravo dit que dans son village, on n’utilisait pas cette technique des Blancs, mais qu’on frottait du bois l’un contre l’autre jusqu’à l’échauffement. Il part chercher des morceaux convenant bien et reproduit les gestes oubliés. Soamiary poursuit ses essais sans résultat. Un long silence leur fait comprendre qu’ils ont perdu le feu ! Seul demeure celui qui brule en permanence pour la cuisine, mais personne ne prêtait attention à sa sauvegarde. Ce constat les replonge dans la fragilité de leur existence, oubliée. Chaque tempête va dorénavant être porteuse d’une nouvelle angoisse.

Jusqu’à présent, ce qu’ils avaient partagé était de bonnes nouvelles, comme celle de Herizo : en se faisant aider, il avait remonté de la plage un énorme caillou rond. L’épave avait commencé à en rendre depuis quelques lunes et tout le monde l’avait remarqué, sans y attacher la moindre importance. Une fois la pierre posée au milieu de l’assemblée, Herizo va chercher un couteau et commence à le frotter sur cette pierre lisse. Tout le monde comprend alors ! Et se réjouit, car s'en servir pour couper devenait pénible ; dépecer une tortue s'était transformé en un exercice exténuant. Les pierres à aiguiser de leurs villages étaient très différentes et personne avant lui n'y avait pensé.

Ils accumulent ainsi de petites trouvailles qui améliorent leur vie.

La plus intéressante fut celle de Fanjatiania : à force de patience et d’essais infructueux, elle leur présenta un soir un bracelet tissé, suscitant admirations et interrogations. Depuis de longs jours, intrigués, ils l'avaient observée manipuler les plumes des oiseaux. Ces bêtes restaient la nourriture principale et leurs plumages quotidiens se traduisaient par des amas, généralement dispersés par le vent. Le lendemain, elle leur fit une démonstration étonnante. D’un côté, elle avait récupéré des bouts de toile ou de cordes qu’elle avait réduits en filaments. De l’autre, sur les plus grandes plumes, elle avait séparé les barbes du rachis. Un mélange soigneux permettait ensuite de tirer un fil, comme elle le faisait chez elle avec le poil des moutons, des chèvres ou le raphia. Ce fut une révolution importante, car ce qui restait de leurs pagnes et de l’utilisation de bouts de toiles, avait quasiment disparu, les obligeant à se promener nus ce qui aurait pu les renvoyer aux premiers jours sur cette ile. La nudité, dans cette promiscuité permanente, avait perdu de son importance ; l’habitude avait remplacé la gêne. Avec le petit stock des débris de voiles et de cordes, avec des plumes sans limite, ils étaient sauvés ! Le filage et le tissage devinrent l’occupation majeure, des hommes comme des femmes, ces gestes machinaux qui oblitèrent la pensée.

Hormis ces évènements exceptionnels, le soir, ils continuent de se réunir, pour se sentir ensemble, fredonnant un air ou un chant. Les tam-tams de Miando ayant fin de se percer sous l’usure, il accompagne ses chants de notes obtenues en tendant des cordes sur de petites carapaces. Il fait sécher les boyaux des tortues, après les avoir découpés en lanières. Astucieusement, il cale des clous dans les écailles pour les tendre, passant un temps fou à les régler pour obtenir une harmonie qui va l’accompagner pendant quelques chants, avant de recommencer le lendemain à retrouver les accords.

Les jours passent, tous identiques. Le matin, quatre ou cinq partent, changeant chaque fois d’itinéraire pour ne pas habituer les oiseaux. Ils reviennent avec une dizaine de ces petits volatils et des œufs. Les plumes des ailes soigneusement retirées, ils passent à la broche dans le four. Ce dernier a été démonté du camp des Blancs et remonté brique par brique, il y a de cela si longtemps…

La préoccupation essentielle de tous, depuis la révélation de la perte du secret de l’allumage du feu, est l’entretien du feu ; chacun participe, profitant des passages sur la plage pour rapporter du bois, le mettre à sécher, pour maintenir la braise, devenue si précieuse. Quand une tempête approche, les tisons sont transportés dans une maison, puis couverts d’une carapace de tortue. Le feu de leur survie perdure ainsi.

La mer continue à rejeter des bouts de l’épave, ne parvenant pas à la digérer. Les tempêtes offrent les récoltes les plus riches, car l’accès à l’épave leur est devenu interdit depuis longtemps. Le moindre objet recraché par la mer est soigneusement ramassé et conservé : de copieuses conversations tentent également de deviner ou de trouver un usage pour ces objets, autant pour se distraire que pour trouver une réponse.

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