le vide de la fin - 3

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Ce matin-là, la mer est d’un calme inhabituel, sans la moindre vague. Leur expérience leur fait redouter ces moments où ils entendent les esprits de la mer, du vent et de la pluie ricaner en s’associant pour les éprouver. Une petite brise va se lever, puis le ciel noircir, pour montrer sa fureur, leur indiquant qu'il est alors temps de se préparer, en entassant des œufs, des oiseaux et de la tortue séchés ; surtout, ils vont protéger la braise. Les plus grandes tempêtes les ont laissés jusqu’à une lune sans ressources. Maintenant, ils se préparent quand ils sentent le danger approcher, pouvant prédire la force de la tempête à venir.

On se réfugie dans les maisons, attendant que les fureurs passent, sans pouvoir échanger le moindre mot dans le vacarme. Ensuite, on remet les pierres. Ravo avait expliqué que les esprits mangent les pierres, puis les recrachent. Leur positionnement doit donc les satisfaire, ce qui les rend résistantes à leurs assauts.

Les tempêtes reviennent quand la température remonte. Le matin, alors, attraper une tortue se révèle facile, car celles qui trainent le matin se montrent peu vives. L’approcher, la retourner, la tuer, ouvrir la carapace et découper la viande se déroule avec une belle dextérité. Une tortue occupe tout le monde pendant deux jours. Ensuite, ils peuvent manger pendant une semaine : cela change des oiseaux et du poisson ! En plus, la viande est plus facile à sécher et à fumer : des réserves sont faites, car nul ne peut prévoir les dégâts et les pertes causées par la prochaine drivotra. La répétition des tempêtes n’est plus une crainte, même si, pour les plus fortes, les oiseaux peuvent disparaitre pendant une demi-lune, ou plus. La pêche est toujours facile, mais la méfiance demeure : plus le poisson est gros, plus il est dangereux. Alors, on en mange très peu, en attendant de voir si on est malade. Malheureusement, la chair se corrompt alors très vite. Les petits poissons sont largement préférés.

Ils n’attendent plus rien. La vie passe, morne, répétitive, anesthésiant tout intérêt. Les habitudes et les routines lissent les journées à tel point que même la lassitude représenterait un effort.

Cette léthargie constante ne les empêche pas de remarquer ce matin-là un large trait vertical à l’horizon, inhabituel, qui les inquiète par son étrange nouveauté. Ils sont tous à l'observer, car les tempêtes sont des moments pénibles à supporter, même s'ils restent les seuls évènements qui déclenchent encore des émotions. Quand elles s’éloignent, les plages sont transformées, des arbustes ont été emportés. Chaque fois, le monde change, alors que rien n’a changé. Aujourd’hui, sur l’horizon, rien ne se passe. Une angoisse inconnue réactive leur vigilance, faisant dire à certains que le trait a épaissi, alors que d’autres affirment qu’il ne bouge pas. Le jour suivant, les oiseaux disparaissent soudainement, alors que le spectacle évolue en se rapprochant ; tous comprennent qu’un monstre s’avance vers eux. Il est encore lointain, quand Ravo murmure :

— Un biby loza…

Un frisson les saisit ; les vieilles histoires remontent, avec cette bête mi-humaine, mi-serpent, aux yeux brillants d'une lueur maléfique et sa gueule émettant des hurlements terrifiants. Cette fois, leur fin est certaine  : ils vont être dévorés ! Aucune amulette à brandir, aucune incantation sacrée pour apaiser cette âme tourmentée ne serait utile. Ils sont tous réunis à contempler le monstre qui avale le ciel, le laissant noir des ténèbres, qui aspire la mer, recrachant sa colère par des traits de feu autour de lui. Il n’est qu’un point sur l’horizon, mais son sourd rugissement porté par le vent lointain fait trembler le petit groupe, car il se dirige vers eux. Ce n'est pas un biby loza, mais Zanahary lui-même, le dieu créateur, qui parait reprendre le ciel et la terre pour les refondre et bâtir un nouveau monde.

Quand la moitié de leur univers, devant eux, a disparu, l’ile se met à glisser vers la bouche gigantesque qu’ils voient tournoyer dans les zébrures des éclairs dans un grondement sourd et continu, tandis que les ténèbres couvrent l’ile pour dissimuler l’achèvement. L'air devient lourd et oppressant, une odeur de sel et de mer envahit leurs narines. Les rafales fouettent leur visage, tandis qu’ils entendent dans leurs sifflements les vagues se briser avec rage ; l’ile hurle sous la torture. Tétanisés et terrorisés, arc-boutés contre la pression du vent, ils attendent la fin lorsque Haja, mue par l’instinct, court se réfugier dans la maison. Ses camarades régissent par une ruée rendue périlleuse par les bourrasques qui cherchent à les emporter dans l’obscurité. Quand ils se trouvent enfin tous serrés dans les maisons, les premières gouttes tombent, accélèrent et deviennent un torrent. Ils n’ont jamais vécu un tel épisode, aussi puissant, aussi long, aussi assourdissant. Ils attendent de disparaitre, vaincus depuis toujours. La créature démoniaque semble prendre plaisir à les supplicier, n’en finissant pas de montrer sa puissance, en gonflant son souffle, alors qu’ils espèrent l’acmé libératrice au prix de leur vie. Un nouveau bruit monte, derrière ces vociférations. Nouveau ? Non ! Ils le connaissent si bien : celui des déferlantes qui mangent la plage. « La mer arrive ! Elle va nous prendre ! ». Pour l’entendre ainsi dans le vent, elle s'est donc rapprochée ; les maisons en sont éloignées à plus de deux cents vata [environ 300 mètres] ! Normalement, on ne l’entend pas dans les abris qui, de plus, lui tournent le dos. Bientôt, l’éclatement des vagues grossit, plus aucun doute n'est possible : l’ile est en train de se faire manger par la houle démontée.

Cette fois, précautionneusement, le feu avait été réparti dans les quatre constructions. Dans chacune, les hommes et les femmes sont agglutinés sur la précieuse carapace, minuscule chaleur dans cet abime, dérisoire protection contre l’extinction, faible espoir de retrouver la vie, s’ils sont épargnés…

Quand la vague les submerge, ils ne comprennent pas le phénomène qui les laisse trempés, à moitié asphyxiés, dans leurs maisons pleines d’eau. Le grésillement néfaste se fait entendre, éteignant deux des feux. L’attente de l’ultime vague accélère leur cœur, tandis que le vacarme diminue, suivi d’un silence inquiétant.

Encore terrorisés, ils sortent des refuges dévastés. Grelotants de froid et de frayeur, ils se redressent devant un nouveau monde. Se retrouver tous vivants entraine des rires nerveux, des embrassades. Ils avaient cru avoir vécu le pire, ils ignoraient la force des typhons, qui les avaient épargnés jusqu’à présent en passant au large, n’envoyant que leurs marges pour ravager l’ile. Autour d’eux, l’anéantissement règne sous le ciel bleu. Le plus effrayant est la disparition de la mer et de l’horizon, cette ligne qui les enferme depuis si longtemps. Des murs sombres les enserrent, qui paraissent lointains et proches, fait de filets gris qui bougent avec rapidité. Ravo réalise le premier ce qui se passe :

— Nous sommes dans sa gueule et il va nous avaler !

Pourtant, rien ne semble bouger. Mananjara lance :

— Rien n’est sûr ! Ravivons les feux, consolidons les maisons et attendons…

Mananjara tend le bras : la paroi grise se rapproche, semble-t-il. Comment savoir, sur cette forme qui change sans cesse ? De premières gouttes, une petite brise qui se renforce : le biby loza revient ! Chacun plonge dans l’abri à sa portée, juste à temps, car les bourrasques reprennent, leurs sifflements augmentant à nouveau en puissance, sans fin. Contrairement à l’épisode précédent, cette fois le vent souffle à son habitude, sur le dos des maisons, au lieu de s’engouffrer par l’ouverture. Cela, ils connaissent ; ce n'est qu’un moment à passer, un très long moment… À nouveau le bruit des vagues se rapproche, mais de ce côté, la mer est plus écartée. Les embruns pénètrent par l’ouverture, leur raffut est assourdissant, mais, cette fois, elles ne montent pas jusqu’aux maisons.

Le bruit diminue, le vent s’apaise. Ils peuvent sortir. Si la tempête noire s’éloigne, continuant d’être accompagnée par des éclairs infernaux, son roulement est presque inaudible. De l’autre côté, l’horizon est revenu, sous le soleil. Quand ils baissent les yeux, ils se demandent où ils ont été transportés : tout a disparu ! Les plages se sont rapprochées, autour d’eux, seuls quelques squelettes d’arbustes émergent encore du sable. Le creux de l’ile forme un petit lac qui clapote encore. La petite dépression au fond de laquelle se trouve le puits est également pleine d’eau. Plus loin, les restes de l’épave paraissent avoir été rognés.

— Ce n’était qu’une tempête, un Drivotra !

— Des esprits nous ont protégés de Zanahary, rendons leurs hommages et remerciements !

— Regardez ! Nous sommes tous là ! Nous sommes protégés ! Nos frères, nos sœurs, tous ont disparu autrefois. Nous sommes protégés et Katan viendra nous chercher !

Depuis combien de temps la promesse n’avait-elle pas été évoquée ? Son nom s’était déformé, tandis que le souvenir exact des évènements s’était estompé. Personne n’aurait pu citer le nom ou évoquer le visage d’un ancien compagnon, tellement nombreux, tellement lointains, tellement effacés. Même Bakoly, si elle se souvient du nom, ne peut revoir le visage de Mihanta, devenu figure de rêve et de refuge.

Depuis tant de cycles, les tempêtes arrivent avec les tortues, puis disparaissent avec elle pendant des lunes. Ce n’est pas la première, même si elle a été la plus terrible. Cette fois, l’ile va prendre plus de temps pour se remettre. Les tortues reviendront dans quelques jours, les oiseaux plus tard, puis les plantes. L’eau sera bue par le sol, les plages retrouveront leur place et la vie reprendra. L’attente a perdu sa signification depuis longtemps, à l'instar de Katan et de sa promesse intégrés dans leur cosmogonie, sans plus. Son papier est soigneusement conservé et vénéré, seule relique qui les relie à un possible autre monde.

Le feu est ravivé, malgré la difficulté de trouver du bois sec. Les réserves de viandes sont sorties, évaluées : ils peuvent tenir une demi-lune ; d’ici là, une tortue repassera ! Les pierres des maisons sont retrouvées, rapportées, minutieusement remises en place, imbriquées, avec encore plus de soin, les unes dans les autres, car la prochaine tempête peut arriver très vite. Ils observent ce qui a résisté, ce qui a été emporté et, comme chaque fois, ils modifient les empilements pour les rendre plus robustes et résistants.

Cette fois, et ils décident de compléter les maisons par un grand mur qui les défendra du vent ; il coupera l’espace entre les bâtiments : le côté protégé deviendra l’endroit où on prépare et partage la nourriture, et on s’installera de l’autre côté pour toutes les autres petites activités. Mais dans un premier temps, ils doivent recommencer à chercher les outils, les ustensiles qui n’avaient pas été précieusement protégés.

Ce soir-là, comme souvent avant de se quitter dans l’obscurité, l’une ou l’un fredonne un air de l'ancien temps qui lui revient, ou la mélopée de la cale, seul vestige de leur passé, maintenue vivante. Dans l’obscurité, les larmes de soulagement restent invisibles. Malgré les peurs et les angoisses de la journée, malgré la perte de trop de choses, la mélancolie habituelle revient, aujourd’hui partagée avec une pointe de fierté d’avoir encore vaincu l’adversité, sans se demander : « À quoi bon ? ».

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