sauvetages - 1
Rien ne distingue un jour du précédent, qui se reproduira le lendemain. Même les tempêtes sont devenues banales, depuis celle du biby loza. Nulle aspérité ne trouble l’écoulement du temps, dont personne ne se préoccupe de son marquage ! Et quand bien même des entailles sur un bâton auraient permis de lire leur durée d’emprisonnement, une tempête l’aurait sans doute perdu. Tout est semblable dans cet univers rétréci. Tout recommence sans arrêt, sans qu'un début soit discernable, sans qu'une fin apparaisse, pour autant qu'une existe ! Les plages se déplacent, les buissons disparaissent et reviennent, comme les oiseaux, comme les tortues, selon des rythmes que seuls les esprits connaissent. Le temps s’éternise et n’existe plus.
Mananjara et Ravo n’en reviennent pas ! Ils sont sur la plage, comme chaque jour. Ils ont refaçonné des hameçons et ils espèrent pouvoir attraper plus de poissons ! Le fil est usé et celui avec les plumes se montre insuffisamment résistant, les tentatives avec les lanières d’intestin de tortue ont échoué : bientôt, ils n’auront plus de poissons. Préoccupés par leur besogne, ils n’ont pas prêté attention au point sur l’horizon. Il en passe de temps en temps, loin…
Quand ils relèvent la tête, ils fixent ce point avec étonnement, car il grossit, comme s’il venait vers eux. Ils courent prévenir tous les autres et toute l’assemblée se masse pour voir le navire se dessiner de plus en plus distinctement. Quand ils ont la certitude qu’il fait voile vers leur ile, un déferlement de sentiments les assaille.
Si le premier est la joie d’être bientôt libéré, de revoir son village et les siens, il est vite remplacé par les souvenirs flous des évènements qui les ont chassés sur ce morceau de corail. Toutes les horreurs vécues, oubliées au fond de la mémoire, sous ces années de sable, toutes ressurgissent, ravivant la terreur, demeurée intacte : on vient les chercher pour les remettre en fond de cale ! Puis la mémoire du papier laissé par le Blanc revient. Cette avalanche de bonnes et de mauvaises émotions les bouleverse tellement qu’ils en oublient de manger.
Le soir, le petit vaisseau à un seul mât a affalé ses voiles et mouillé l’ancre au-delà de la barre. Les iliens peuvent voir de minuscules lumières s’agiter sur le pont. Est-ce que les marins les ont également vus sur la plage ? Que va-t-il se passer ? Doivent-ils leur faire signe ? L’évènement est si important qu’il en devient perturbant ; faire face à l’exceptionnel, ils n'en sont plus capables.
Ils remontent vers leur modeste hameau, sans savoir quoi penser, encore moins comment agir, s'ils doivent le faire. Ils ne peuvent qu'attendre leur sort ou les tourments envoyés par les esprits. Ils n’ont rien, ne vivent de rien, ne redoutant que les tempêtes. Leur avenir va peut-être dépendre de ce bateau ; soudainement, les voilà resoumis à la volonté d’autres hommes. Vivre pour soi et les autres s'avère donc toujours impossible ? Il ne reste qu'à subir.
Dès le matin, ils reviennent observer la mise en place de leur destin. Cette fois, ils ne sont pas descendus sur la plage, préférant se tenir sur leur petit promontoire, chez eux : qu’on vienne les chercher, si ces hommes veulent les capturer, même s’ils se pensent incapables de se défendre.
Ils observent une petite embarcation, descendue le long du navire. Deux marins y prennent place et avancent vers l’ile en se courbant sur des rames. Ils approchent de la barre, cette immense vague qui se brise sans fin sur la barrière de corail. Tous savent sa force à cet endroit, que la barque va immanquablement être roulée et brisée. Pourquoi ont-ils choisi ce chemin d’anéantissement certain ?
Sans émotion, ils assistent à l’inéluctable. La chaloupe est drossée contre la barrière de corail, les deux hommes pris dans le rouleau. Ils disparaissent, réapparaissent, ballottés par ces éléments monstrueux. L’un ressurgit près du vaisseau, l’autre dans le lagon, poussé par les vagues sur les coraux. Tandis que le nageur est récupéré par le vaisseau, la mer jette sur le sable l’autre marin.
Soamiary, déjà, dévale la petite pente, pour porter secours. Les autres la regardent, le ventre noué par les souvenirs.
— Va ! Tu connais leur langage. Le reste n’a plus d’importance.
Tsimavio pousse doucement l’épaule de Mananjara, devenu son homme depuis de nombreuses lunes. Son instinct lui a murmuré qu’elle porte la vie en elle, même si aucun signe ne le montre encore. Elle devine que cet homme gisant sur le sable mouillé sera peut-être le garant de la vie de son enfant.
Les paroles et la vue de cette peau blanche ravivent la colère de Mananjara, pourtant étonné de ne plus ressentir qu’une aversion pour ces êtres à la peau claire. Le naufragé tousse, encore étourdi par ce chambardement. Il jette un œil sur ces Nègres qui l’entourent, puis sur le bateau au loin.
— Merde ! Ils vont partir sans moi !, avant de se redresser et de se mettre à hurler en agitant les bras.
Il examine à nouveau la petite troupe.
— Moi, bateau, venir chercher vous…
C’est tellement loin ! Mananjara le regarde, tentant de rassembler des mots oubliés depuis tant de cycle.
— Je comprendre ta langue.
Il sait que la phrase est mauvaise, mais ne sait pourquoi. Pour la première fois depuis son serment de ne plus jamais l’utiliser, il reparle français. Il devine la suite, comme Bartholomé : le bateau n’a pas d’autre chaloupe, il va repartir en laissant le Blanc parmi eux. Ils vont partager le même sort, ils sont plus frères que différents.
Ce sentiment, tous le ressentent, les Malgaches avec indifférence ou résignation, Bartholomé avec révolte. Ils attendent un signe, qui ne viendra pas, car, au-delà de la barre, les voiles sont déjà hissées, avant que le bateau s’éloigne dans le couchant.
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