Chapitre 17 : Reconstruire les Lignes Invisibles

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Après la nuit difficile à nettoyer les murs de la friche, les Invisibles reprirent lentement leur routine. Mais quelque chose avait changé. Ce lieu, autrefois leur refuge, semblait maintenant fragile, vulnérable aux yeux du monde extérieur. Ils n’étaient plus les mêmes, et leur regard sur leur travail avait évolué, teinté par les blessures récentes.

Clara, plus que les autres, se sentait atteinte par cette situation. Ses mots semblaient la fuir, comme s’ils se cachaient dans les recoins de son esprit, refusant de prendre forme. Elle passait des heures devant son carnet, les pages blanches devenant un miroir de ses doutes. Elle n’écrivait plus, elle errait. Ses pensées étaient marquées par les critiques, par cette soudaine pression d’être à la hauteur de l’image qu’on projetait sur eux.

Un après-midi, alors que le groupe s’était donné rendez-vous à la friche pour essayer de repartir sur de nouvelles bases, Clara, assise à l’écart, fixa longuement les murs. Une idée lui traversa l’esprit. Peut-être qu’ils s’étaient laissés emporter, dépossédés de leur propre création. Peut-être qu’ils devaient revenir à l’essentiel.

Elle se leva soudainement et se dirigea vers le groupe, interrompant une discussion entre Sofia et Lucas.

— On doit tout effacer, déclara-t-elle d’une voix ferme.

Lucas fronça les sourcils, pensant ne pas avoir bien entendu.

— Qu’est-ce que tu veux dire, tout effacer ?

Clara se tourna vers les installations qui parsemaient encore la friche. Certaines étaient des vestiges de leur performance passée, d’autres étaient des créations inachevées, comme figées dans le temps.

— Tout. Nos œuvres, nos traces. Tout ce qu’on a fait ici. Ce lieu est devenu un musée de ce qu’on était, mais plus de ce qu’on est. On a besoin de repartir de zéro. Revenir à ce qu’on était avant que tout le monde ne se mette à nous regarder.

Julien, qui écoutait en silence, hocha la tête, comme s’il comprenait où Clara voulait en venir. Sofia, elle, semblait plus hésitante.

— Tu veux qu’on efface notre travail, juste comme ça ? Après tout ce qu’on a fait ?

Clara s’approcha d’elle, cherchant ses mots.

— Je ne parle pas d’effacer notre histoire, mais de nous libérer des attentes que tout ça a créé. On s’est perdus, Sofia. On ne crée plus pour nous. On répond aux critiques, aux regards, et on oublie ce pourquoi on a commencé. Si on veut se retrouver, il faut d’abord accepter de tout laisser partir.

Le silence qui suivit pesait comme une lourde décision. Sofia, toujours attachée à ses créations, se sentit tiraillée. Mais en observant les visages de ses amis, elle réalisa qu’ils avaient tous changé, et elle aussi. Ils étaient fatigués de porter le poids de cette notoriété imprévue, de répondre à des attentes qui ne leur appartenaient pas.

— D’accord, dit-elle finalement. On le fait. Mais on le fait ensemble.

Ce fut ainsi que, le lendemain, les Invisibles se réunirent à la friche, armés de pinceaux, de peinture et de matériel de nettoyage. Chacun effaça ses propres œuvres, couvrant les murs de blanc, éliminant les vestiges de leurs créations passées. Ce fut un processus cathartique, douloureux mais nécessaire. Ils ne parlaient pas beaucoup, se concentrant sur ce qu’ils faisaient, ressentant à chaque coup de pinceau une forme de libération.

Julien prit son temps pour détruire une de ses installations les plus complexes, une sculpture de métal et de bois qu’il avait passée des semaines à assembler. Il observait chaque morceau tomber au sol, ressentant à la fois un pincement au cœur et une étrange sensation de renouveau.

Sofia, de son côté, peignait avec vigueur par-dessus ses propres œuvres murales, comme si elle tentait d’effacer non seulement la peinture, mais aussi les émotions qui y étaient liées. Lucas, toujours méthodique, s’occupait de retirer les installations techniques qu’il avait mises en place, un à un, débranchant chaque câble avec précaution.

Clara, elle, ne peignait pas. Elle observait, essayant de capturer l’essence de ce moment dans son esprit, sans la traduire en mots pour l’instant. Le silence des gestes de ses amis, la tension qui flottait dans l’air, tout cela racontait une histoire que seule elle pouvait entendre. Pour la première fois depuis des semaines, elle ressentait l’inspiration revenir doucement.

Quand ils eurent terminé, la friche était méconnaissable. Les murs, autrefois recouverts de leurs œuvres, étaient redevenus blancs, comme à leur arrivée. Ce lieu qui avait été leur galerie, leur terrain de jeu, était redevenu une toile vierge. Ils se tinrent là, au milieu de cet espace vide, un peu désorientés mais étrangement apaisés.

— Et maintenant ? demanda Sofia en regardant ses amis.

Clara sourit doucement. Elle prit un marqueur noir de son sac, s’approcha du mur le plus proche et, d’un geste simple, traça une petite ligne fine. Puis elle recula.

— Maintenant, on recommence. Pas pour eux, mais pour nous.

Un par un, les autres s’approchèrent et ajoutèrent leurs propres lignes au mur, des traits simples, presque invisibles, mais qui avaient un sens profond pour eux. Ils savaient que, cette fois, ils ne créaient plus pour répondre à des attentes extérieures, mais pour retrouver leur voix. Leurs gestes étaient guidés par un désir de reconstruction, de renouer avec cette authenticité qu’ils avaient presque perdue.

La friche, redevenue un espace brut, retrouvait peu à peu son âme. Les Invisibles, débarrassés du poids de la notoriété, se redécouvraient à travers ces gestes simples. Ce n’était plus un collectif scruté par les critiques, mais un groupe d’amis, unis par ces lignes invisibles qui les avaient toujours tenus ensemble.

Leur avenir était incertain, mais ils s’étaient retrouvés. Et cela, aucune critique ne pourrait jamais le leur enlever.

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