Chapitre 14 : La Déchirure

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L’inauguration de l’installation de Sofia avait laissé un goût doux-amer dans le groupe des Invisibles. Si le succès était indéniable, il semblait avoir révélé des fractures plus profondes, des tensions sous-jacentes que personne n’avait osé affronter. L’intimité retrouvée chez Clara avait permis de renouer des liens, mais la réalité s’imposait à chacun d’eux : la vie continuait, avec ses hauts et ses bas.

Pour Sofia, l’après-installation fut marqué par un retour brutal à son quotidien. Les e-mails de félicitations s’étaient mêlés aux rappels des factures à payer et aux propositions de projets commerciaux qui ne l’intéressaient pas vraiment. Elle s’était laissée emporter par le tourbillon, acceptant des commandes sans grand enthousiasme, poussée par la nécessité de vivre de son art. La lumière de la friche, si éclatante lors de l’inauguration, semblait s’être éteinte trop vite.

Un soir, en pleine nuit, elle se réveilla en sursaut, le souffle court, envahie par un sentiment de vide qu’elle n’arrivait pas à chasser. Les murs de son appartement semblaient se resserrer autour d’elle, la confrontant à ses doutes et à cette solitude qu’elle s’efforçait de masquer derrière un masque de confiance. Elle s’assit sur son lit, cherchant désespérément une distraction. Sans trop réfléchir, elle envoya un message à Clara, espérant un réconfort immédiat.

Mais Clara ne répondit pas. Sofia oublia parfois que son amie avait elle aussi ses propres batailles. Clara traversait une période d’épuisement, partagée entre ses responsabilités d’écrivaine et de professeure. Les derniers mois l’avaient vidée de son énergie, et elle peinait à retrouver l’inspiration. Elle passait de longues heures devant son écran, les doigts immobiles sur le clavier, incapable de trouver les mots qui autrefois coulaient si facilement.

Les messages de Sofia s’accumulaient sur son téléphone sans qu’elle ait la force de répondre. Clara se sentait coupable de ne pas être aussi présente qu’elle l’aurait voulu, mais elle n’arrivait pas à sortir de cette spirale de fatigue. Un jour, elle se surprit à se demander si tout cela en valait vraiment la peine, si l’écriture était encore sa vocation ou juste une habitude qu’elle n’osait pas briser.

Lucas, de son côté, tentait de maintenir un semblant de normalité. Il continuait à enseigner, à préparer ses cours avec un soin méticuleux, mais le cœur n’y était plus. Il avait toujours été le pilier, celui sur qui tout le monde pouvait compter, mais il se sentait de plus en plus déconnecté de lui-même. La passion qu’il avait autrefois pour l’enseignement s’était diluée dans les contraintes administratives et les attentes irréalistes de son entourage. Il rentrait chaque soir chez lui avec l’impression de porter un masque, souriant en surface mais vide à l’intérieur.

C’est Julien qui finit par briser ce silence pesant. Lui, qui était souvent le plus discret du groupe, sentit le besoin de rassembler les Invisibles pour une conversation franche. Il leur proposa de se retrouver à la friche, dans cet espace qui, malgré les tensions, restait leur point d’ancrage. Les autres acceptèrent sans trop savoir à quoi s’attendre.

La friche était calme ce jour-là, presque silencieuse. Ils s’installèrent dans l’un des coins où Julien avait suspendu ses dessins, à l’abri des regards. Julien prit une grande inspiration avant de commencer.

— J’ai l’impression qu’on perd pied, dit-il d’une voix calme mais ferme. On a tous des trucs à gérer, je le sais. Mais on ne peut pas continuer comme ça, chacun de notre côté, à se débattre dans nos problèmes sans se parler.

Sofia baissa les yeux, sentant la vérité de ses mots. Elle avait tenté de maintenir les apparences, de prétendre que tout allait bien, mais elle ne pouvait plus ignorer son malaise.

— Je me sens… perdue, avoua-t-elle finalement. J’ai l’impression qu’on a atteint quelque chose de grand avec l’installation, et maintenant je ne sais plus quoi faire. C’est comme si je n’avais plus rien à dire.

Clara acquiesça doucement, partageant le même sentiment de confusion.

— Moi aussi, répondit-elle. Tout semble… creux, en ce moment. J’écris, mais c’est comme si les mots n’avaient plus de sens.

Lucas les écoutait, les bras croisés, essayant de formuler ce qu’il ressentait sans paraître trop dramatique.

— J’ai peur de décevoir, dit-il. Je me suis toujours senti responsable de vous, de ce qu’on crée ensemble. Mais là, je ne sais plus si j’ai la force de tout porter.

Julien les regarda tour à tour, conscient de la fragilité de cet instant. Pour la première fois, ils se montraient tels qu’ils étaient vraiment, sans artifice, sans performance. Il prit une longue inspiration avant de parler.

— On est tous fatigués, et c’est normal. Mais on doit se rappeler pourquoi on fait tout ça. Ce n’est pas juste pour l’art, c’est pour nous, pour ce qu’on est ensemble. On n’a pas besoin de tout comprendre tout de suite. On a juste besoin d’être là, les uns pour les autres, même quand ça ne va pas.

Ces paroles, simples mais sincères, apportèrent un apaisement inattendu. Ils ne trouveraient pas toutes les réponses ce jour-là, mais ils se reconnectaient à l’essentiel : leur amitié, ce fil invisible qui les avait unis dès le début.

La conversation se prolongea, entre confessions et silences partagés. Ils parlèrent de leurs peurs, de leurs doutes, et aussi de leurs espoirs. Pour la première fois depuis longtemps, ils ne cherchaient pas à créer ou à performer, mais simplement à être ensemble. Ils n’étaient pas des Invisibles ce jour-là, mais des amis qui se retrouvaient au-delà des attentes et des pressions.

Avant de se séparer, Clara proposa de marquer cet instant d’une manière symbolique. Elle sortit un carnet de son sac, l’un de ceux qu’elle gardait pour ses poèmes inachevés, et le posa au milieu du groupe.

— Et si on écrivait quelque chose, tous ensemble ? Pas un projet, pas un texte pour une installation, juste… nos pensées, nos ressentis. Quelque chose qui nous rappelle pourquoi on est là.

Chacun prit tour à tour le stylo, inscrivant quelques mots, un dessin, une idée. Ce carnet devint un témoignage de leur union, un espace où leurs fragilités pouvaient s’exprimer librement. Ils savaient que rien ne serait jamais parfait, que les doutes reviendraient, mais pour ce soir, ils avaient trouvé un peu de paix.

Lorsqu’ils quittèrent la friche, le carnet resta là, dans un coin, comme un symbole de ce qu’ils étaient : un groupe de rêveurs, de combattants, tissant ensemble des liens invisibles pour ne pas sombrer.

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