I
J’irai demain. Après tout, cela ne doit pas être si urgent. Il y a des années que les choses sont dans cet état. Elles peuvent bien le rester encore un peu, non ?
Je tourne et retourne entre mes doigts l’enveloppe administrative. La lettre a été postée il y a deux jours. L’oblitération, pour une fois, est bien nette et la date parfaitement lisible : Avranches, 15/10/99.
La lettre est là, sur le bureau, et je l’ai déjà lue et relue, je ne sais combien de fois :
"Monsieur,
Votre famille était titulaire d’une concession de cinquante ans dans le cimetière de notre ville et selon les documents en notre possession, vous en êtes le dernier titulaire. Or cette concession est arrivée à son terme le 23 septembre dernier, et votre présence, ou celle d’une personne dûment habilitée par vous, est nécessaire pour procéder au transfert et à la réinhumation des ossements de votre caveau dans l’ossuaire perpétuel du cimetière afin de réattribuer la concession, à moins que vous ne souhaitiez la proroger pour trente ans, seule durée de prorogation admise à présent, (décision du CM du 31.12.98) moyennant la somme de..."
La somme est coquette. Ils n’y vont pas avec le dos de la cuillère ! Je ne savais pas que les morts coûtaient encore si cher, si longtemps après leur décès.
"Le transfert des restes des concessions échues ou abandonnées de la section F, qui vous concerne, aura lieu toute la semaine du 10 au 17 octobre prochain, de 9 à 12 h et de 14 h à 18 h. Veuillez :
- vous présenter au gardien du cimetière, muni de la présente convocation,
- mandater un tiers à cet effet en cas d’impossibilité de votre part,
- ou encore signer la procuration ci-jointe en faveur d’un officier d’état civil de la Mairie.
Veuillez agréer, etc., etc..."
Quand on n’a pas entendu parler de sa famille depuis je ne sais combien d’années, cela fait quand même un choc de se trouver tout d’un coup investi du pouvoir de les rayer définitivement de la mémoire des vivants.
J’ai, comme tout le monde je suppose, entendu parler de ces rumeurs selon lesquelles des employés de cimetière s’approprient les alliances, bijoux et autres objets de valeur trouvés dans les tombes à l’occasion de travaux de ce genre. Mais si personne de la famille n’est présent, et que le personnel est honnête, qu’en fait-on ?
Je suppose que ce caveau contient les cercueils de mes grands-parents paternels, décédés à deux ans d’intervalle dans les années 70, mais qui avaient pris leurs dispositions funéraires bien des années auparavant, en 1949, au décès brutal, en pleine guerre d’Indochine, du frère de mon père, l’oncle Romain. Et puis c’est là qu’ont dû être enterrés aussi, vingt ans après, mes parents, lors de ce terrible accident dont j’ai réchappé, moi, par je ne sais quel miracle. Mais je n’ai pas assisté à l’inhumation : je n’avais que trois ans ! Ce caveau, il doit être plein comme un œuf !
Sans parents ni grands-parents maternels (ma mère était orpheline), ni même un oncle pour me recueillir, j’ai été placé dans une famille d’accueil, loin de là et je ne suis donc jamais allé sur cette tombe. Bien entendu, j’avais conscience qu’elle devait exister, mais dans mon esprit, mes "parents" sont toujours vivants, ce sont Pierre et Madeleine, qui m’ont élevé, et d’ailleurs, à trente ans passés, je les appelle encore "papa" et "maman".
Oh ! on ne m’a pas caché la vérité, non, on a simplement décidé de ne pas m’en parler. Les cauchemars qui, les premières années, m’ont réveillé la nuit, ont été le sceau de ce passé si court et si lourd. Les gens de la DDASS et mes parents adoptifs ont cru bien faire. Et sans doute ont-ils eu raison puisque j’ai fini par oublier. L’histoire familiale ne m’est parvenue que longtemps après au travers des questions d’héritage dont j’ai eu à connaître à ma majorité, il y a douze ans de cela. Histoire aussitôt emmagasinée dans un coin de mémoire scellé d’une dalle d’oubli.
Et voilà qu’une simple lettre ébranle tout l’édifice de cette vie construite sur le sable.
J’ai trois ans à nouveau, tout à coup, et je suis à l’arrière d’une voiture, qui file à vive allure dans la nuit. La voix de ma mère et celle de mon père se répondent de plus en plus vite et de plus en plus fort. Leur bruit couvre les mots de la conversation que j’ai avec Sam, mon ours en peluche qui m’accompagne partout. A un moment donné, je me bouche même les oreilles pour ne plus les entendre. C’est alors qu’une lumière blanche m’aveugle, qu’un grand bruit me déchire les oreilles... puis plus rien.
Du 10 au 17. Et aujourd’hui, on est le... 14. Il faut que j’aille demain. Après, c’est le week-end, et j’ai promis de le passer avec Christine. Je ne peux quand même pas lui faire cela. Depuis le temps que je dois l’emmener voir la mer.
Pourquoi aussi ai-je pris ces quelques jours de congé ? Si j’avais été en mission, l’affaire était réglée. Retour à l’expéditeur. N’habite plus à l’adresse indiquée. Mais maintenant, c’est trop tard. Je ne peux pas faire comme si je ne savais pas. Si je le faisais, j’aurais des remords, c’est sûr et certain. Alors, autant y aller et régler le problème. Pour solde de tout compte, cette fois.
Je remets la lettre dans son enveloppe, que je glisse dans la poche intérieure de ma parka.
Oui, mais ce n’est pas la porte à côté, là-bas. J’en ai bien pour quatre ou cinq heures de route depuis Villeparisis, sans lambiner. Il faudrait que je parte aux aurores. Et que je rentre de nuit. Je ferais mieux d’y aller pour le week-end, c’est certain, mais cela m’ennuie pour Christine. Et je ne sais pas si elle va comprendre que je préfère des ossements, même familiaux, à elle, qui aimerait bien en faire partie, justement, de ma famille. Il faut que je trouve quelque chose...
Je vais aller faire un tour, pour m’éclaircir les idées. Il doit bien y avoir une solution.
(à suivre)
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