III

3 minutes de lecture

La grand-messe de dix heures achève de sonner au clocher de Saint-Sulpice. Comme les autres retardataires, je monte à grandes enjambées les marches du parvis. Sous le narthex, un vieil homme tend la main. En contrepartie de l’aumône qu’il sollicite, il ouvre vers lui le battant gauche de la porte capitonnée, et je pousse le battant intérieur qui se referme avec ce bruit amorti caractéristique des portes à soufflet. Désolé, mon brave, je suis en retard et je n’ai pas de monnaie sous la main. Un mélange d’encens, d’encaustique, d’humidité, de parfums de fleurs, de vieille poussière compose une odeur complexe que mon odorat reconnaît. A ma droite, Une énorme coquille marine sert de bénitier. Je me rappelle alors que ma mère me prenait dans ses bras pour que je puisse y tremper la main avec laquelle elle me faisait faire ensuite le signe de croix. Je m’avance vers le bas-côté droit. Le sacristain, en grande tenue, bicorne et hallebarde ou quelque chose du genre, est là qui m’indique une place assise vacante au-delà du dernier confessionnal.

Saint-Sulpice est un vaste édifice néoclassique, froid et imposant, conçu pour abriter un Dieu dominateur et barbu, que l’on prie à genoux, sans trop relever la tête. Aujourd’hui, c’est la Toussaint, et l’événement a battu le rappel des paroissiens fidèles et moins fidèles. Même certains prie-Dieu ont été retournés pour servir de sièges. L’office suit son cours. Je tends l’oreille : c’est l’Épître : Apocalypse de Saint-Jean, 7.2-12 : "En ces jours-là, moi, Jean, je vis un autre ange monter de l’orient..."

Mon regard vagabonde sur les têtes qui m’entourent, et mon esprit recherche des bribes de souvenirs de l’année de mes trois ans, la seule où je sois venu à l’église avec ma mère. Mon père n’y venait qu’aux fêtes carillonnées comme celle-ci. A un moment ou un autre de la messe, il fallait que ma mère me prenne dans ses bras, et c’est l’odeur de son parfum que je retrouve soudain, comme par miracle.

Les clochettes tintent. A genoux donc. Et je me rends compte alors que ce parfum de chez Guerlain, dont on retrouva un petit flacon intact dans les tôles informes de l’accident, monte du cou gracile de la jeune femme qui se tient devant moi et qui s’agenouille avec un temps de retard.

Nous nous rasseyons. Je détaille cette élégante silhouette. Le profil que j’entrevois de temps à autre ne m’est pas inconnu...

La voix du prêtre se superpose à celle de mes pensées : "Mes bien chers frères, en signe de réconciliation, de fraternité et de pardon, donnons-nous le baiser de paix".

Et je vois mes voisins s’embrasser, se saluer ou se donner l’accolade à qui mieux mieux. Je serre des mains qui se tendent. Ma voisine de devant s’est retournée et nous nous reconnaissons à l’instant :

— Jean !

— Justine !

Dire que nous tombons dans les bras l’un de l’autre serait exagéré. Et puis nous ne sommes pas seuls. Mais nous nous embrassons et elle me glisse au creux de l’oreille :

— On s’attend à la sortie ?

— D’accord.

Elle n’a pas changé. Juste embelli, la Justine de mes quinze ans, rencontrée en colonie de vacances sur la côte normande. Délurée, audacieuse, enjouée. Tous les garçons de la colo ou presque lui couraient après, mais c’était sur moi qu’elle avait jeté son dévolu pour abandonner son pucelage aux orties, je n’ai jamais su pourquoi. J’étais plutôt coincé à l’époque. Pas trop mal bâti, mais franchement il y avait mieux, plus entreprenant et plus expérimenté que moi.

Annotations

Vous aimez lire Pierre-Alain GASSE ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0