Chapitre 7
Puisque ma prochaine destination exerçait dans la même ville que l’agent de saisie, j’ai décidé d’aller le voir dans la foulée. Au moins, je serai débarrassée. Helaria m’a aidé à lire l’adresse figurant sur la carte. Ce coup-ci j’ai fait bien attention en demandant mon chemin. J’ai pris soin de me renseigner sur la voie et pas sur la personne. Un huissier ne devait pas être très apprécié non plus. Je disposais d’un avantage par rapport à Ekekele, la rue était suffisamment vieille pour qu’Helaria la connaisse. Il a pu m’orienter grossièrement pour la localiser, même s’il n’arrivait pas à se remémorer son emplacement exact. Il se souvenait qu’elle était proche du temple. Et ce temple au sommet d’une colline pouvait être vu de toute la ville. J’ai pris donc sa direction. Et une fois sur le parvis, j’ai trouvé très obligeamment une personne pour me renseigner.
En Diacara, les huissiers jouaient les intermédiaires entre les tribunaux et la population, chargés de transmettre les décisions de justice et de vérifier leur application. Si elle procurait une certaine sécurité de l’emploi, elle ne rapportait pas énormément. À en juger par l’hôtel particulier qui hébergeait l’étude de celui que je visitais, les choses étaient différentes en Valar.
L’agent était installé à l’étage de l’immeuble, comme un notable et pas au rez-de-chaussée tel un vulgaire commerçant. C’était la preuve que la clientèle de cette officine n’était pas la même que celle de notre précédent entretien, il possédait de l’influence dans le pays. La technique d’intimidation que j’avais utilisée ne marcherait pas. J’obtiendrai peut-être le renseignement que je cherchais, mais je me retrouverais pourchassée. De chasseur, je deviendrais proie. Je comptais ressortir le bateau que j’avais monté à Drat, mais en y mettant des formes légales.
J’ai frappé à la porte de l’office et à l’invitation, je suis rentrée. À l’intérieur, installée à un bureau, une jeune femme dont l’esthétique avait dû largement contribuer à son embauche nous a accueillis.
« Vous désirez, nous a-t-elle demandé dans la langue du pays.
— Je voudrais voir maître Estanelfir, ai-je dit en Ocariamen. »
Aussitôt, la secrétaire a continué dans cette même langue.
« Avez-vous rendez-vous ?
— J’ai bien peur que non. Mais j’espérais que maître Estanelfir pourrait nous trouver un moment pour nous recevoir. Nous venons de loin et notre affaire est vraiment importante.
— Cela me semble difficile. Mais je vais voir ce que je peux faire. Pouvez-vous me donner la raison de votre visite ?
— C’est une affaire de meurtre. »
La jeune femme est devenue pâle.
« Oh mon dieu ! s’est-elle écriée. Je pense que je pourrais certainement vous arranger cela. »
Elle s’est levée et a disparu par une petite porte latérale.
Quelques instants plus tard, elle est revenue.
« Maître Estanelfir va vous recevoir maintenant. »
Elle s’est poussée pour nous laisser passer. Le bureau sur lequel se tenait l’huissier était plus fastueux encore que celui de Wotan, un vrai cabinet royal tout en bois sombre sculpté. Le plateau marqueté de décorations plus pâles était protégé par un sous-main en cuir. Il était méticuleusement rangé, rien ne traînait, sauf la plume dans son porte-plume, une clochette à portée de main et le dossier qu’il était en train de consulter. L’individu lui-même avait tout du négociant prospère : vêtements luxueux qui tentaient de masquer une bedaine naissante, chaîne en or au poignet, chevalière au majeur gauche. L’homme paraissait puissant et tenait à le faire savoir à ses interlocuteurs. Par ailleurs, j’avais accédé à lui bien facilement. Il ne craignait pas les agressions. Disposait-il d’un service de sécurité ? J’ai avisé une deuxième porte. Cachait-elle des gardes du corps capable d’intervenir instantanément ?
D’un geste de la main, il nous a invités à nous asseoir. En passant, Meton a admiré un sabre posé sur un buffet bas telle une œuvre d’art. Son propriétaire l’avait soigneusement astiqué pour le faire briller de mille feux, mais son fil était ébréché et le cuir de sa poignée patiné. Il avait été utilisé. Maître Estanelfir a remarqué le regard de mon partenaire.
« Je constate que mon trophée vous plaît, a-t-il constaté.
— Il est magnifique. Je n’avais jamais vu une telle ligne.
— Seuls les ateliers royaux du Segel en possèdent de tels. Ils sont très rares. Nos forgerons ne savent pas préparer le métal comme les bawcks. Nous avons été obligés de passer un contrat d’exclusivité avec des artisans bawcks pour qu’ils nous les réservent. On ne les donne qu’aux gardes de la couronne.
— S’ils sont si précieux, comment avez-vous pu en acquérir un ? ai-je demandé.
— Traditionnellement, quand un garde du corps sauve la vie du roi, son arme lui est offerte au terme de son engagement. J’ai eu cet honneur. »
En fait, il n’avait pas besoin de protection. Il pouvait se défendre seul. Je soupçonnais même qu’il était capable de me foutre une dérouillée si l’envie lui prenait. Le sabre reposait sur son piédestal, exposé à la vue de tous tel un trophée sur son présentoir. Mais il était hors de portée. Il cachait certainement une autre arme sur lui.
« Mais nous ne sommes pas là pour parler de mes exploits passés, a-t-il repris. J’ai cru comprendre que vous veniez de loin pour une affaire de meurtre. »
Je me suis installée sur la chaise qu’il nous avait proposée. J’ai remarqué que pendant que nous nous asseyions, il nous observait. C’était un ancien combattant et il évaluait ses adversaires potentiels. En général, j’avais l’habitude que les hommes me déshabillent du regard, pas qu’ils estiment ma dangerosité. Ce qu’il en a conclu lui a arraché un sourire.
« Nous venons du Valar, lui ai-je dit. C’est une confédération de dix cités situées sur la côte occidentale du continent, de l’autre côté de la mer centrale. Le pays est dirigé par un prince choisi dans l’une des maisons royales. Actuellement, c’est le seigneur Litho IV qui règne au nom des dix.
— C’est un sacré voyage que vous avez accompli. Votre mission doit être importante.
— En effet. Elle concerne l’enlèvement de la princesse Thalia, héritière du trône, et de sa femme de chambre. Une demande de rançon est arrivée peu de temps après. Le conseil des dix a refusé de s’impliquer dans ce qu’il considérait comme une affaire familiale. Mais Litho était suffisamment riche pour réunir la somme nécessaire. Il a payé.
— Et je suppose que quelque chose s’est mal passé si vous êtes ici. Ils n’ont pas restitué la princesse.
— S’ils l’ont rendue. Mais sous forme de cadavre. En fait, l’autopsie a révélé que quand la demande de rançon est arrivée au palais, elle était déjà morte. Le prince a donc envoyé des enquêteurs partout dans le monde pour retrouver les meurtriers et venger sa fille. Je suis l’un de ces enquêteurs.
— Et vous aviez une piste au Segel.
— J’ai suivi un indice suggérant qu’ils avaient traversé la mer centrale. Et j’ai eu raison puisqu’il y a maintenant deux douzains, j’ai trouvé cela sur un marché d’Ocar. »
J’ai décroché le pendentif de mon cou, et l’ai posé sur le bureau. L’huissier s’en est emparé et l’a examiné attentivement.
« Ce bijou n’a pas de valeur. Ce n’est que du quartz. Joliment taillé, je l’admets. Mais une pierre commune qu’il suffit de ramasser. Il appartenait certainement à la dame de compagnie.
— C’est une excellente déduction, ai-je confirmé.
— Vous dites que vous l’avez trouvé en Ocar. Mais je ne travaille pas avec ce pays. Ni avec aucun autre d’ailleurs. L’exercice de mon métier se base sur des lois spécifiques du Segel.
— Bien sûr. Mais lui-même le tenait d’Ekekele.
— Je vois mieux où vous voulez en venir. Elle est l’un des agents de recouvrement auxquels je fais appel parfois. »
C’était donc ainsi qu’ils désignaient ce métier dans ce pays. En Helaria, une telle pratique aurait été inconcevable. On n’entrait pas dans une maison sans l’invitation de son occupant. Quant à la vider pour éponger des dettes, n’en parlons même pas.
« Pouvez-vous me donner une date ?
— Une date et une adresse. »
Je lui ai transmis les deux informations. Il a lu attentivement le papier. Puis il a basculé dans son fauteuil et fermé les yeux. J’ai supposé qu’il fouillait dans sa mémoire. Au bout d’un moment, il a pris sa clochette et a sonné. La secrétaire est arrivée peu après.
« Pourriez-vous m’apporter le dossier Jankane, s’il vous plaît ? a-t-il demandé.
— Tout de suite. »
Moins d’un stersihon plus tard, elle revenait en tenant une grande enveloppe qu’elle a tendu en main propre à son patron avant de disparaître à nouveau. Maître Estanelfir en a sorti quelques feuillets qu’il a consultés.
« C’est bien cela, a-t-il dit enfin, ce n’était pas une saisie, mais une liquidation.
— Qu’est-ce que c’est ? ai-je demandé.
— Maître Jankane était solvable. Mais il voulait rapidement solder sa société ici. Certainement pour la recréer ailleurs ou prendre sa retraite. Ce bijou faisait partie des biens que j’avais estimés lors de l’expertise.
— Et savez-vous où est allé maître Jankane ?
— Je n’en ai aucune idée. Cela ne me concerne pas. Mais vous devriez passer à l’hôtel de ville. Ils auront peut-être des informations. »
J’ai hésité. J’ignorais comment marchait l’administration ici. Je risquais de m’enferrer dans un tourbillon de procédures que je mettrais des années à dérouler. La piste de Vespef aurait alors tant refroidi que je n’aurais plus aucun espoir de la retrouver. Estanelfir a dû comprendre mes atermoiements puisqu’il a repris la parole :
« Pour un étranger, notre système légal peut-être déroutant. Mais il fait partie de mes attributions de mener ces recherches pour vous.
— Je suppose que ce service n’est pas gratuit.
— Il vous en coûtera cinq cels par jours. J’estime à six jours le temps dont j’aurais besoin pour obtenir le renseignement. »
La somme était énorme. Presque tout notre pécule. Si on rajoutait la chambre et les repas pour cette période, nous allions avoir un problème.
« Le budget que nous a alloué notre prince était généreux, mais nous voyageons depuis longtemps et il est presque épuisé.
— Vous ne disposez pas de cet argent ?
— Si. Mais si vous dépassez votre estimation, nous serions obligés de rentrer au pays pour requérir de nouveaux fonds. Et Litho IV n’aime pas les échecs.
— Je vois. Dans ce cas, je vais vous rassurer. Je m’engage à vous facturer six jours même si mes recherches durent plus longtemps. Et je vous offre cette recherche dans mes archives. »
J’ai échangé un regard avec Meton. Il semblait aussi circonspect que moi. J’ai parié que l’agent de cet huissier ne mettrait que quelques monsihons à trouver le renseignement demandé, mais qu’il ne nous le donnerait qu’au bout du délai quoiqu’il arrive. Mais je connaissais les difficultés qu’éprouvait un étranger à se confronter à l’administration. Je pratiquais la Diacara depuis assez longtemps pour en maîtriser les arcanes. Mais le Segel était nouveau pour moi. Je risquais de me perdre dans des méandres de procédures. Tout bien compté, l’offre d’Estanelfir me semblait préférable.
« Je repasserais dans six jours avec la somme et vous me donnerez le renseignement.
— Je ne vous décevrai pas, a-t-il promis. »
Nous nous sommes salués. Il a sonné sa secrétaire qui nous a reconduits à la porte. Avant de quitter l’étude, Meton a bavardé un moment avec la jeune femme. J’ai attendu patiemment dans la rue qu’il me rejoigne.
« La discussion a été intéressante, lui ai-je demandé.
— On va rester six jours à ne rien faire, il faut bien que je m’occupe.
— Cet huissier coûte cher, je comptais gagner un peu d’argent au lieu de badiner.
— L’un n’empêche pas l’autre.
— Fais attention à ne pas trop dépenser pour la séduire.
— N’aie pas peur. Elle a rejeté mon offre, même si elle s’est dite très flattée. »
Malgré mon air réprobateur, son comportement m’amusait. Et j’avoue que moi-même je me verrais bien passer une partie de cette attente forcée entre les bras d’un bel éphèbe.
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