Chapitre 10
Les instants qui suivirent ma perte de conscience furent des plus flous pour moi. Terrorisée à l’idée de me retrouver inerte entre des mains hostiles, j’avais tenté de m’accrocher le plus possible malgré la douleur atroce du fouet qui lacérait mon dos. Par la suite, je fus chahutée dans tous les sens, sans savoir qui me touchait ni ce qu’il m’infligeait comme sévices supplémentaires. Jusqu’au moment où je me finis dans les bras de Meton. J’ignore comment, mais je le reconnus immédiatement. Pourtant il n’était pas plus doux que les autres qui l’avaient précédé. J’imagine qu’il avait dû batailler pour me sortir de là. Néanmoins, je me trouvais en sécurité et je pouvais lâcher prise.
Lâcher prise, pas vraiment. Une petite voix au fond de mon crâne m’empêchait de sombrer pleinement dans l’inconscience. Au bout d’un moment, je cessai d’être secouée dans tous les sens pour être bercée par un balancement ample.
J’ai d’autres réminiscences pendant cette période. Je me souvins d’avoir hurlé sous la douleur, d’avoir haï Meton pour les tortures qu’il m’infligeait. Puis, tout s’arrêta. La petite voix s’était tue, je pus enfin lâcher prise avec la réalité dans une inconscience bienvenue.
Quand je me réveillais, je fus un instant désorientée. J’étais allongée sur le ventre dans un endroit inconnu. Mon dos me cuisait toujours, mais c’était supportable. Mais la sensation dominante restait le froid. J’étais frigorifiée malgré le feu que j’entendais crépiter hors de mon champ de vision. Ce n’était pas au point de tomber en léthargie, mais suffisamment pour qu’une bonne partie de mes pensées s’y rapportassent. Il faut dire que seule une couverture de cuir m’isolait de la froidure du sol et qu’en dehors de cela j’étais totalement nue. On m’avait même ôté mon pantalon et mes chausses. Un simple morceau de peau me recouvrait les jambes jusqu’en dessous de ma chute de rein. Mais au-dessus, rien ne me protégeait de l’air ambiant.
Je levais la tête pour regarder autour de moi. Cet acte me demanda un effort surhumain. Mais il me permit de découvrir que je me trouvais dans une grotte. Et je repérais le feu. Il brûlait à côté de moi, juste assez proche pour qu’aucune escarbille ne pût m’atteindre. Et je vis de l’autre côté, engoncée dans un sac de couchage, une forme endormie dont n’émergeait qu’une touffe de cheveux blonds.
Un pli dans la couverture me gênait. Cela devait représenter un moment qu’il s’était formé parce qu’il commençait à me faire bien mal. Je tentais de me déplacer pour soulager la zone endolorie. La souffrance explosa dans mon dos, fulgurante. Je ne pus retenir un gémissement.
— Tu es réveillée ?
Je reconnus la voix de Meton, provenant d’une direction inattendue. Mais alors, qui dormait à côté de moi ? J’entendis mon compagnon de route qui s’approchait. Il s’accroupit juste hors de ma vue. C’était frustrant, mais je ne voulus pas tenter de raviver la douleur de mon dos en tournant la tête pour l’apercevoir. Il repéra rapidement ce qui avait causé mon mouvement puisqu’il retendit la couverture. Le soulagement de cette petite douleur me fit un bien incroyable.
— Tu veux quelque chose ?
— Soif, parvins-je juste à articuler.
Je me demandais comment il allait pouvoir me donner à boire, allongée comme je l’étais sur le ventre. Mais Meton ne manquait pas de ressources, c’était pourquoi je l’avais désigné pour m’accompagner. Et pendant le douzain qui a suivi, j’eus la confirmation que j’avais fait le meilleur choix possible. Il se servit d’une cuillère pour me faire absorber le contenu d’une écuelle gorgée par gorgée. Il me maintint même la tête pour que je ne me fatiguais pas à la tenir levée pendant qu’il m’abreuvait. Ce n’était d’ailleurs pas de l’eau qu’il me donna, mais un bouillon de viande dont la chaleur me fit beaucoup de bien. Ensuite, la tête posée sur sa cuisse, une posture inconfortable, mais terriblement réconfortante, je m’endormis à nouveau.
Mon deuxième séjour parmi les vivants dura plus longtemps, et se révéla plus riche en sensations. Même les voix dans mon esprit étaient revenues. Je reconnus Wotan, inquiet et rassurant à la fois, Peffen la plus casanière des pentarques et malgré tout curieuse de tout découvrir autour de moi. Je fus tentée de m’isoler de Muy dont le sentiment de culpabilité me mettait mal à l’aise. Elle avait commis une erreur. Cela arrivait à tout le monde. D’accord, celle-là je l’avais payée au prix fort. J’étais consciente que même avec la meilleure volonté du monde j’allais rester dans cette grotte encore un moment. Et je n’étais pas morte, bien que pendant un instant je l’aie souhaité. En fait, elle avait réagi par instinct, telle qu’elle l’aurait fait si elle avait été à ma place. Sauf qu’elle avait oublié que je n’étais pas elle. Jamais les gardes n’auraient pu la maîtriser, jamais ils n’auraient pu l’attacher à cet échafaud et la torturer.
Quelqu’un entra dans la grotte, masquant un instant la lumière du jour. Je ne reconnus pas la démarche de Meton. Je voulus tourner la tête pour le voir.
— Ne bougez pas, ordonna-t-elle en s’accroupissant à côté de moi, je vais regarder ça.
La voix féminine, très douce, m’était inconnue.
— Qui êtes-vous ? demandai-je.
— Je m’appelle Lassa, je suis guérisseuse.
Tout en me répondant, elle retira quelque chose de collé sur mon dos. Ce fut très désagréable.
— Meton vous a engagée pour me soigner ?
— Ça a l’air pas mal, remarqua-t-elle, encore un peu enflammé, mais ça ne suppure plus. Meton m’a achetée.
— Achetée !
Sous la surprise, je tentais de me relever. La douleur fulgurante dans mon dos interrompit mon geste. Je me rallongeais aussitôt.
— Il m’a payé dix-huit cels diacareal à mon ancien maître, précisa-t-elle.
— Mais l’esclavage n’existe pas en Helaria ! Il ne peut pas vous acheter !
— C’est ce que j’ai cru comprendre. Il m’a expliqué que dès que je poserai le pied dans votre pays, je deviendrais une femme libre.
Elle se leva. Je tournai la tête pour essayer de la voir. Elle était grande, sa robe masquait sa silhouette, tout ce que je vis était une masse de cheveux clairs bouclés qui lui descendaient à mi-dos. Dans l’impossibilité de découvrir son visage, je l’imaginai à l’égal de sa chevelure, magnifique et sensuelle. Elle resta dehors trop longtemps, je finis par me laisser retomber.
Enfin, elle revint. Elle s’accroupit à nouveau, mais cette fois-ci, elle posa quelque chose, à côté de moi. Un pot en terre cuite, abîmé par un long usage, remarquai-je.
— Je vais nettoyer et désinfecter avant de recouvrir les plaies. Ça va piquer un peu.
Les plaies. Après cinquante coups de fouet, j’avais l’impression que je n’avais plus de peau dans le dos.
Elle trempa un tissu dans le liquide que contenait le vase et m’essuya le dos. « Ça va piquer un peu ! » On m’avait déjà menti. Souvent. Mais jamais autant. Ça ne piquait pas. Ça brûlait. C’était horrible. Je ne pus m’empêcher de crier.
— Ne bougez pas ! ordonna-t-elle.
Elle pouvait toujours courir. Soudain, je sentis des mains me saisir. Meton était venu à mon secours. Mais au lieu de me protéger, il m’immobilisa. Au bout d’un moment, le supplice s’arrêta. Meton ne me lâcha pas. Mais son étreinte devint plus douce. Je me laissais aller à pleurer entre ses bras.
— Voilà, c’est bien propre, constata Lassa. Ça évolue bien, c’est bon signe.
Même si je savais au fond de moi qu’elle ne cherchait que mon bien, j’imaginais ce que je lui ferais volontiers subir si à l’occasion on se retrouvait seules, elle et moi. Naturellement, je n’en ferai jamais rien. C’est son talent qui me permettait de guérir. Sans elle, l’infection ou l’hémorragie m’aurait certainement emportée depuis plusieurs jours.
Elle termina en déposant un linge humide sur mon dos.
— Je vais sortir un moment, dit-elle. Reste avec elle, elle a plus besoin de toi que de moi.
Tendrement enveloppé par la douceur de Meton, je finis par m’endormir.
Il me fallut presque un douzain avant que je pusse me relever. Un douzain ou je subis les soins – de moins en moins douloureux – de Lassa. Un douzain ou Meton s’occupa de moi, me donnant à boire, me tenant compagnie quand j’étais réveillée ou me faisant la toilette. Enfin, ce dernier point je le supposais, vu que je restais propre. Mais je n’en ai gardé aucun souvenir. Il devait me nettoyer pendant que je dormais. C’est pendant cette période que j’ai appris comment j’avais pu quitter ce village maudit. Après mon supplice, il avait interdit que l’on me touchât. Il m’avait détaché lui-même et emporté. Mais la population n’avait pas étanché sa soif de sang pour autant. Elle avait essayé de m’attraper pour m’achever. Il avait eu du mal à rejoindre la sortie. Il n’y serait pas arrivé d’ailleurs, sans l’intervention de nos hofecy. Ces animaux avaient un instinct social très développé. Nous étions leur meute Meton et moi. Et en nous voyant en danger, ils avaient menacé les villageois. Il m’avait allongé sur sa monture et m’avait emmené loin de ce lieu. Sa priorité était de s’éloigner au plus vite de ce lieur. Cependant, il était incapable de me soigner et il était conscient que s’il ne faisait rien, j’allais mourir. Il s’est mis en quête d’une solution et a dégoté Lassa, une esclave disposant de compétences en herboristerie, qu’il avait rachetée à son propriétaire. Puis il avait trouvé cette grotte et y avait fait escale le temps que je guéris. On y campait depuis huit jours quand j’avais repris connaissance.
Il n’était pas seul à s’occuper de moi. Pendent toutes mes épreuves, les pentarques ne m’avaient pas quitté un instant. La petite voix qui tournait au fond de ma tête et qui m’avait empêché de partir, c’était eux. Ils s’étaient relayés, douze monsihons sur douze, pour me garder dans le monde des vivants. Quand je le dis à Meton, il fut encore plus surpris que moi. Il n’était pas un sensitif, il ne pouvait pas communiquer avec eux. Il ne savait donc pas ce qu’ils avaient réalisé de leur côté pour me conserver en vie. Et eux même ignoraient ce que Meton fabriquait. Mon réveil a finalement soulagé beaucoup de monde.
Je dus me faire aider de Meton et de Lassa pour m’asseoir. Et punaise, qu’est-ce que ce fut douloureux. Je serrais les dents sous la souffrance, mais je continuais. Pendant toute cette période d’immobilité, ma musculature avait fondu. Mais mon dos, c’était pire. Le fouet avait endommagé les muscles et les nerfs. Même assise, j’avais du mal à rester bien droite. Et pour me mettre debout, je dus m’appuyer sur la solide épaule de Meton. En m’entraînant, je pourrais certainement repartir sur mes deux jambes. Mais il ne fallait pas compter sur moi en cas de combat. Quand il m’aida à me rallonger, au bout de quelques stersihons à peine, j’étais épuisée.
À partir de ce moment, je me forçais à marcher quotidiennement quelques pas. Peu au peu, je pouvais rester debout plus longtemps et plus souvent. Et si je ne pouvais toujours pas me passer d’un support, au bout de quelques jours, je pus me contenter de la silhouette plus frêle de Lassa.
Au bout d’un douzain, je nous réunis pour une discussion. Nous nous installâmes autour du feu. Meton eut la prévenance de m’envelopper dans une couverture. Au passage, j’eus une petite pensée amusée à l’idée que cela faisait plus de vingt jours que je n’avais pas revêtu le moindre vêtement.
— Cela fait presque un mois que nous sommes immobilisés ici, commençais-je, la piste de Vespef est en train de refroidir. Nous devons repartir sans délai.
— Cela dépend de Lassa, répondit Meton. Tant qu’elle ne donne pas son accord, je ne te laisse pas remonter sur un hofec.
La formulation qu’il avait employée m’indiquait que dans cette situation il ne tiendrait pas compte de la hiérarchie. En temps normal, il respectait mon autorité. Mais là, s’il me défiait, je n’avais aucune chance de le forcer. Déjà qu’au mieux de ma forme je n’en étais pas assurée. Et je ne pourrais pas lui en vouloir. Il ne pensait qu’à ma santé. Je soupirai.
— Lassa ? demandai-je.
— Vous pourrez monter sur un hofec, répondit-elle, les blessures sont suffisamment cicatrisées pour cela. Mais votre dos est trop faible. Vous n’arriverez pas à rester en selle.
— Si on m’aide, je peux donc reprendre la route ?
— Oui.
— Dans ce cas, c’est décidé. On repart demain.
Les réflexes de toute une vie ressurgirent. Je tentais de me lever pour signifier que la discussion était close. Mon dos me fit renoncer à cette idée.
— C’est décidé, on part après-demain, corrigeai-je.
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