Chapitre 13
Nous rejoignîmes Lassa à la sortie de la ville. Elle nous attendait. Dès qu’elle nous vit, son visage exprima sa surprise de nous retrouver en telle compagnie. Mais elle ne dit rien. Elle ne dirait rien tant que l’on ne serait pas sous le couvert des arbres.
Aussitôt que nous nous retrouvâmes à l’abri des regards. Meton stoppa le hofec le moins chargé. Il me souleva brutalement du sol.
— Que fais-tu ? m’écriai-je.
— Tu ne continues pas à pied. Tu n’es pas rétablie. Tu ne veux pas que tes cicatrices cèdent.
Je protestais pour la forme, mais il avait raison. Il m’installa derrière une des cavalières. Pendant ce temps, Lassa tournait autour de nous.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle dans sa langue.
— Des esclaves que nous avons rachetés, répondit Meton.
— Je vois bien ! Mais vous avez vu dans quel état elles sont ! Quel boulot je vais avoir pour les remettre d’aplomb !
— Nous en parlerons plus tard. Nous as-tu trouvé un coin où bivouaquer ?
Elle hocha la tête.
— Suivez-moi.
Elle prit la tête de notre groupe. Les hofecy lui emboîtèrent le pas sans attendre qu’on le leur ordonnât.
L’endroit que nous avait dégotté Lassa se situait à la fois trop proche de la ville pour constituer un campement intéressant et trop éloigné pour que les amoureux pussent s’y retrouver. Il était donc parfait pour nous. À cet endroit, la rivière formait une série de vasques assez profondes et larges pour qu’on pût s’y baigner. J’allais enfin pouvoir me nettoyer sérieusement. D’entre les racines d’un grand arbre, elle sortit un sac bien rebondi qu’elle donna à Meton.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.
— De l’or, répondit Meton. Cinq cents cels.
— Cinq cents ! Mais comment …
— J’avais plusieurs billets à ordre.
— Mais où les as-tu trouvés ?
— Je les ai volés. J’ai estimé que tes tortionnaires nous devaient bien cela pour ton dos.
Ainsi donc, ils venaient de ce village de taré. Il avait raison, nous les avions bien mérités.
Lassa s’occupa des esclaves. Les huit. Même celles qui paraissaient en bonne santé selon mes critères étaient d’après elle dans un état déplorable. Cahin-caha, la fille si maigre nous rejoignit. Maintenant qu’elle pouvait se laisser aller, qu’elle ne se tenait plus sur la défensive, elle semblait disposer de moins d’énergie. Elle trébucha. Meton la rattrapa au vol. La façon dont elle s’accrocha à lui m’indiqua qu’il existait un lien entre eux. Elle lui faisait confiance autant que moi, signe d’une cohabitation de longue date, entre eux. La main de Meton, inquiète et tendre, sans être inquisitrice, qui la soutenait me confirma dans ce diagnostic.
— Tu vois, lui dit-il, je t’avais dit qu’où tu ailles, je te retrouverais.
— Tu as mis le temps quand même, remarqua-t-elle.
Lassa arriva juste à ce moment. Elle empoigna la jeune femme par le bras.
— Vous discuterez plus tard, ordonna-t-elle, enlève tes vêtements, et à l’eau.
— Il vaut mieux ne pas lui désobéir, conseilla Meton, pour l’hygiène et la santé, c’est elle qui commande.
La patiente se laissa entraîner. Elle jeta ses haillons sur le tas que lui montra la guérisseuse. Elle avait vraiment souffert des privations. Elle redeviendrait belle, avec du soin et du repos. Mais pour le moment, elle faisait pitié. Prévenante, Lassa l’aida à s’allonger dans l’eau.
— Tu la connais, dis-je. Qui est-ce ?
— C’est Ksaten, la fille d’Avinel. Et Veton est le père de serment de son frère.
J’allais protester. Depuis quand un Helariasen ne donnait que le nom du père dans une filiation. Je me retins juste à temps. Il m’avait donné les informations nécessaires, sans plus. Veton était le père de sang de Meton et Avinel son père de serment. Elle était quelque chose entre une cousine et une demi-sœur pour lui. Un instant, je me demandais s’il n’avait pas accédé si facilement à ma requête pour m’accompagner dans mes voyages pour la rechercher.
Dinlirsle nous rejoignit.
— Je voulais vous remercier pour ce que vous avez fait, dit-elle.
— C’est normal, répondis-je. C’est pour cela que Wotan nous a mandatés.
— Ce n’est pas un hasard si vous êtes ici !
— Pas vraiment non. Wotan m’a chargée de retrouver tous les Helariaseny capturés par les pirates et de les ramener avec moi.
— Vous ne nous avez pas laissé tomber.
Elle commença à nous raconter le calvaire qu’elle avait subi depuis son enlèvement, le transport dans un bateau puant, les individus les uns sur les autres, sans intimité, sans même un espace où s’allonger, les mauvais traitements, les sévices pour les briser et les rendre dociles. Au fur et à mesure de son récit, son débit de parole s’accélérait tout en devenant incohérent. Meton me regarda inquiet. À son invite, je la pris par les épaules et la secouais légèrement.
— Eh, dis-je, c’est fini, tu es en sécurité.
Je serrais contre moi le corps agité de sanglots, et la laissai s’épancher son mon épaule. En l’enlaçant, je me rendis compte que Lassa avait raison. Ses muscles n’avaient pas la fermeté qu’aurait dû leur donner notre mode de vie.
La guérisseuse s’occupa de toutes les autres avant de revenir vers nous. Elle mit du temps parce qu’une deuxième esclave avait craqué de la même façon. D’après Meton, maintenant que la tension qui les habitait était retombée, elles allaient toutes s’effondrer tôt ou tard. Plus tôt cela surviendrait, mieux ça serait. Les jours suivants allaient montrer qu’il avait raison.
Lassa sépara Dinlirsle de moi avec beaucoup de délicatesse.
— Laisse-la-moi encore un peu, dis-je, je te l’envoie dans un instant.
— Non, répondit-elle.
Mais au lieu de l’entraîner vers le fleuve, elle la confia à Meton.
— Maintenant à ton tour ! m’ordonna-t-elle. À poil et dans l’eau !
— Comment ça ! m’écriai-je.
— Tu n’es pas en meilleur état qu’elle. Alors dans l’eau immédiatement.
Par principe, j’allais me rebiffer. Mais je me rendis compte à temps que c’était exactement là où je voulais me rendre. Lassa m’aida à me déshabiller et avec son assistance, je m’allongeais dans le lit de la rivière. Un instant plus tard, la dernière concubine me rejoignit.
Lassa retourna auprès de Meton. Je dressais l’oreille pour entendre leur conversation. Ce ne fut pas dur, elle était en colère.
— Comment peut-on mettre des femmes dans cet état ? Même mon ancien maître me traitait mieux.
— Il te traitait si bien qu’il ne s’est pas rendu compte de ta valeur, répliqua Meton, sinon il ne t’aurait pas vendu pour une somme aussi ridicule.
— Que veux-tu dire par là ?
— Il se servait de toi pour assouvir ses instincts alors que ta vraie valeur se situe dans ta tête.
— Comment ça ? Insinues-tu que tu n’es pas belle ?
Elle se tut avant d’ajouter :
— Tu me trouves laide.
Les larmes de la jeune femme désarmèrent Meton. Il lui posa la main sur la joue.
— Tu es très belle, lui mentit-il.
Du pouce, il sécha la pommette. Puis il déposa un baiser très tendre sur la bouche pulpeuse. Elle n’y répondit pas, mais ne le repoussa pas non plus.
— Occupe-toi de ton hospice, dit-il quand il s’écarta, je vais faire le ménage et le repas.
Elle hocha la tête, un sourire triste sur ses lèvres. Il l’embrassa sur le front, puis encore sur la bouche – auquel elle réagit – avant de la laisser. Je ne m’étais pas rendu compte que Lassa aussi était au bout du rouleau. Mais quand je vis le petit sourire s’esquisser sur ses traits, je compris. Meton venait de se faire alpaguer. Quoique, soyons honnêtes, cela faisait plusieurs jours que je m’étais aperçu qu’il en avait envie. Presque sans y réfléchir, dans ma tête, je me mis à imaginer une chanson sur eux.
Je saisis ce que Lassa voulait dire en parlant de décrassage. Elle s’occupa de nous, frottant, savonnant, rinçant, jusqu’à ce qu’elle nous estimât propres selon ses critères. Et elle avait raison : même celles qui semblaient en bonne forme avaient bien meilleure allure après cette toilette. Puis, la guérisseuse renvoya les trois plus mal en point – dont moi – sur la berge pour recevoir des soins. Les autres demeurèrent dans l’eau, avec Meton qui les avait rejointes.
Les cinq jeunes femmes restantes chahutaient avec le guerrier, l’aspergeant, le faisant couler ou au contraire subissant des représailles de sa part. C’était amusant de voir toutes ces femmes adultes se comporter comme des gamines avec le beau guerrier. Je les comprenais. Après les mois d’horreur qu’elles venaient de passer, elles avaient besoin de se lâcher. Toutefois, le voir apprécier les attentions de ces belles naïades m’agaça. Oh, je n’étais pas jalouse. Il n’y avait rien entre lui et moi. Nous étions amis. Mais cela faisait souffrir Lassa. Je fus rassuré quand une jeune femme plus entreprenante que les autres tenta de l’embrasser. Il la repoussa avec beaucoup de délicatesse, tout en jetant un regard inquiet vers Lassa. Je compris qu’il ne ferait jamais du mal à notre guérisseuse. Pas volontairement en tout cas.
Le poids d’une tête se posant sur ma poitrine et la douceur d’une main sur mon épaule interrompirent mes réflexions. Je baissais les yeux pour voir de qui il s’agissait. C’était Ksaten. Je passais un bras protecteur autour de son corps famélique, et lui caressait le dos. Il était couturé de cicatrices dont certaines s’étaient rouvertes. Elle avait tâté du fouet comme moi, mais moins cruellement. Je me contentais de poser ma main sur son épaule pour éviter de la faire souffrir.
— Meton m’a parlé des guerriers libres, commença-t-elle. Qu’est-ce que c’est ?
Sa question me surprit. À son geste j’avais cru qu’elle allait se confier, pas discuter travail. Je mis un moment à répondre.
— C’est une nouvelle corporation, créée par Wotan et dirigée par Helaria, expliquai-je. Elle est chargée de parcourir le monde et de récupérer les esclaves que les pirates ont enlevés.
— Combien êtes-vous ?
— Actuellement, je suis la seule.
— Vous n’y arriverez pas.
Je mis un moment à répondre.
— Je sais, dis-je. Il y a trop des nôtres pour que j’y parvienne rien qu’à moi. Mais ce n’est qu’un début. La corporation grossira. Bientôt je recevrais de l’aide. Meton m’assiste dans mes missions. Muy aussi parfois. Et j’ai commencé à créer mon réseau d’espions.
— C’est ce réseau qui vous a permis de nous trouver.
— Non, avouai-je. C’est le hasard.
Elle me caressa le bras, un peu comme si l’existence d’une musculature en bon état – je n’étais pas au mieux de ma forme, mais quand même plus vaillante qu’elle – représentait la découverte du siècle.
— Je voudrais en faire partie, dit-elle.
— De quoi, des espions ?
— Non. Je veux être guerrière libre.
Ma corporation était trop petite pour refuser une telle offre. Mais Wotan m’avait mis en garde, je ne pouvais pas accepter n’importe qui.
— N’entre pas qui veux dans la corporation. Nous agissons dans l’illégalité des pays traversés, mais au nom de l’Helaria ; nous pourrions provoquer une guerre sans le vouloir. Notre pays risque à tout moment d’assumer mes propres erreurs.
— Je suis prête à supporter tout ce que l’on m’imposera.
— Il faut aussi savoir se battre.
— Je sais déjà. Je suis guerrière. Le conseil des guerriers m’a élu maître quelques mois avant cette attaque.
Une guerrière. Dans son état, il était difficile de s’en douter. Avec sa silhouette maigre à l’extrême, elle ne devait pas être capable de soutenir le poids de mon épée bien longtemps, pourtant bien plus légère qu’on ne l’aurait cru à première vue.
— D’ailleurs, j’ai hâte de récupérer assez pour reprendre l’entraînement.
Je la comprenais. À moi aussi les exercices me manquaient. Et à Meton. Ma défection l’empêchait aussi de s’entraîner. Enfin, il y avait de fortes chances qu’elle recouvre ses capacités plus vite que moi et qu’il pût à nouveau manipuler les armes, avec elle à défaut de moi. Elle déchanterait rapidement. Meton ne retenait pas ses coups. Il préférait – et je le comprenais – soigner un hématome ou une fracture sur le terrain d’exercice qu’une hémorragie en pleine bataille.
Toutefois, le sujet qui me tenait le plus à cœur n’avait toujours pas été évoqué. Nous étions venus en cet endroit perdu pour retrouver Vespef. Mais elle n’était pas là. Je décidais d’aborder la question avec Ksaten.
— En fait, dis-je, je ne suis pas venue ici pour vous récupérer. Ceci est un bonus que je n’espérais même pas.
— Je m’en doutais. Tu nous as trouvés par hasard.
— Pas complètement. Je suivais une piste.
— Laquelle ?
— Des informations m’avaient laissé entendre que Vespef était retenue dans cette ville.
— Vespef.
Aussitôt, Ksaten se referma comme une huître. Sa réaction m’inquiéta.
— Elle a été vendue à un Ocarian, dit-elle d’un ton sec.
Ce n’était pas vrai. On avait parcourru tout ce trajet pour revenir à notre point de départ. Il n’était pas complètement inutile puisque nous avions sauvé toutes ces esclaves. Mais si cela se trouvait, j’étais passé à côté d’elle sans la remarquer. Au moins, elle était toujours vivante. La réaction de la guerrière m’inquiétait.
— Il y a un problème avec Vespef ?
— Non aucun.
Elle détourna le visage.
— Ksaten !
— C’est une pentarque, dit-elle enfin. Elle n’est pas douée pour obéir.
J’avais peur de comprendre ce qu’elle cherchait à dire sans oser l’exprimer franchement.
— Staploss a voulu nous briser toutes pour faire de nous des esclaves dociles. Pour Vespef, cela a été plus dur. Et il s’est montré particulièrement zélé.
— Que lui a-t-il fait ? demandai-je.
— Si tu la retrouves, elle te le dira elle-même. Sinon, il vaut mieux que tu ne le saches pas.
Je refrénais ma fureur. J’avais envie de retourner en ville pour massacrer ce type. Finalement, c’était plutôt une bonne chose que je ne fus pas en état.
C’est ce moment que choisit Lassa pour intervenir.
— C’est parfait, dit la soigneuse. Tu te trouves dans la position idéale pour que je m’occupe de toi. Voyons ce dos.
Sa diversion tombait à point nommé. Elle s’accroupit à côté de celle pour qui je servais d’oreiller pour examiner ses plaies. Elle resta longtemps sans dire un mot. La seule réaction que j’eus vint de Ksaten qui tressaillait aux palpations parfois douloureuses de la guérisseuse.
— Rien de bien grave, dit-elle enfin, on va désinfecter tout ça. Ensuite, un peu de repos, beaucoup de nourriture, et tu seras sur pied. Tu devras reprendre du poids, mais cela ne devrait pas poser de problèmes à partir du moment ou tu retrouveras une vie normale.
— Ça va faire mal ?
— Non, mentit Lassa. Tu serais plus tranquille si je te donnais quelque chose pour mordre dedans.
— Ce ne sera pas utile, répondit Ksaten.
— Je préférerais quand même, objectai-je.
Il faut dire que, vu notre position, si un tel support s’avérait nécessaire, la première chose à sa portée, c’était moi. J’estimais avoir assez perdu de morceaux comme ça.
Lassa revint rapidement avec la pommade et un bout de bois, arrondi pour ne pas blesser les lèvres. Je me demandai où elle l’avait trouvé, on n’en avait pas dans notre paquetage. Il semblait fraîchement taillé. Meton avait dû le préparer. Je renforçais mon étreinte sur ses épaules, bien que j’estimai cela inutile. Elle avait l’air solide, elle ne se déroberait pas à la douleur. Si elle avait pu supporter sans craquer tous les sévices que lui avait infligés ce monstre de Staploss, ce n’était pas les soins d’une guérisseuse qui y arriveraient. Staploss. Le fait de penser à lui réveilla ma colère. Il avait osé toucher Vespef. Torturé peut-être. Ce fut le cri de Ksaten et l’avertissement de Lassa qui me ramena à la raison. En tout cas, je ne m’étais pas trompé sur notre nouvelle recrue. Elle serra les dents, elle gémit, mais ne bougea pas. Lassa ne prolongea pas ses soins plus qu’il n’était nécessaire.
La guérisseuse laissa ma jeune collègue – future collègue – reprendre son souffle avec moi pour traiter la seconde blessée grave. Puis elle revint vers nous. Elle emmena Ksaten au soleil ou elle l’étendit sur le ventre. Elle s’occupa ensuite de moi, mes plaies dans le dos la préoccupaient, j’avais été trop active le matin, elle avait peur que certaines se soient rouvertes. Ce n’était pas le cas, mais elles lui parurent bien rouges. Elle termina par les six naïades, qui nécessitaient peu de soin. Le reste de la journée se passa à musarder à la chaleur de Fenkys sauf Lassa qui veillait sur nous telle une mère jurave et Meton qui, comme à son habitude, répara notre matériel. Un Meton qui supporta ma colère sans broncher, se contentant de m’immobiliser les poignets quand il estima que je m’étais assez défoulé sur lui. Il ne posa pas de question, attendant que je lui expliquasse ce qui m’arrivait. Ce qui ne se produisit que le lendemain lorsque je lui présentais mes excuses.
La nuit, nous laissâmes nos nouvelles compagnes se répartir comme elles le voulaient dans notre campement. Je m’attendais à ce qu’elles se rassemblassent pour se réconforter. Mais je me trompais. À la place, elles recherchèrent notre protection, venant s’allonger près de Meton, Lassa et moi-même, bien que je ne fus en état de protéger qui que ce soit. Plus surprenant fût que certaines regroupèrent autour de Ksaten. Je me dis qu’en tant que guerrière, elle s’était sentie obligée de s’occuper ses compagnes. Cela expliquait certainement son état, on lui avait fait payer bien cher ses interventions. Nous finîmes par nous endormir, sous la garde attentive de nos hofecy.
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