Chapitre 16
Découvrir la terre de nos ancêtres provoqua un effet surprenant sur mes compatriotes. Les Helariaseny échangèrent des paroles animées, à la limite de l’excitation, d’autres se mirent à pleurer. Et quelques-uns tombèrent même à genoux pour embrasser le sol. Ce territoire qui avait vu notre culture apparaître, cela faisait si longtemps que l’on parlait d’y retourner et que nous ne le faisions pas que certains commençaient à douter de son existence. Aujourd’hui, le temps passé sur nos îles est plus grand que celui de nos années d’errance pour les atteindre. Mais quand je suis née, ce n’était pas le cas. Un courant fort désirait abandonner l’archipel pour revenir dans ce pays. À présent, il n’a plus que quelques partisans. Beaucoup d’Helariaseny sont nés de parent dont les grands-parents eux-mêmes n’ont pas connu le Vornix. Et certains d’entre eux n’ont pas vécu notre période nomade, pour qui nos îles représentent tout ce qu’ils ont connu et ne veulent pas quitter leurs foyers. Mais voir ce pays de nos propres yeux provoqua même chez les plus jeunes un grand émoi.
J’étais moi-même terriblement troublée. Je regardais avec émerveillement la moindre colline, le moindre sommet le plus petit filet d’eau qui traversait ces terres. À ma droite, je remarquai un tas de rochers qui avait certainement été une tour autrefois si j’en jugeai par le pan de mur qui subsistait. C’était le premier indice que ce territoire avait été un jour habité. J’étais d’autant plus émue que je ne m’attendais pas à découvrir une ruine. Le Vornix était un pays montagneux, à la confluence de deux chaînes. Et quand les reliefs le permettent, les stoltzt préfèrent creuser plutôt que bâtir. Cet endroit devait être truffé de grottes.
Meton fut le premier à briser le silence :
— C’est désert, il n’y a personne.
— Tu t’avances un peu vite en conclusion, protestai-je. On ne sait pas ce que cachent ces forêts.
— Je ne vois pas de fumée, aucun indice d’un feu. Et ces collines en contrebas seraient parfaites pour des animaux d’élevage. Et pourtant, il n’y en a pas, ni aucun équipement pour les accueillir.
Il avait raison. Encore que pour ce dernier point, une grotte put servir d’étable.
— Au moins, nous n’aurons pas de mauvaise surprise, remarquai-je. Ce n’est pas parce qu’ils sont nos ancêtres qu’ils nous recevraient à bras ouverts.
— Quel est le programme maintenant ?
— Nous trouverons de quoi nous abriter à une demi-longe d’ici.
Helaria m’avait indiqué un chemin vers un refuge. Meton accepta l’information avec son mutisme habituel. Je remarquais cependant qu’il avait passé un bras autour de la taille de sa compagne. Pour éviter les problèmes avec les autres membres de notre équipée, ils limitaient les manifestations d’affection en public, s’isolant loin du bivouac quand ils désiraient profiter d’un moment d’intimité. Qu’il s’oublia ainsi, même légèrement, donnait une idée de la mesure de son trouble.
— Nous devons nous remettre en route, dit-il. Nous avons besoin de trouver un campement et de nous reposer.
Il fit passer mon hofec en tête pour tracer la voie. Nos compagnons ramassèrent leurs possessions et nous emboîtèrent le pas.
La grotte se situait bien là ou Helaria me l’avait indiquée. Mais alors que je m’imaginais un simple trou pour nous abriter, je découvris un espace immense, capable d’accueillir une tribu entière. La salle principale mesurait plus d’une centaine de longes de longueur et la moitié en largeur. Mais elle formait le point de départ de douzaines de passages, certains donnant sur d’autres pièces, le reste étant formé de couloirs s’enfonçant dans les entrailles de la montagne. Le complexe s’avérait immense et de toute évidence artificiel. J’en eus la confirmation quand je découvris la porte qui pouvait obturer l’entrée. Les gonds étaient rouillés et le bois avait quasiment disparu malgré le froid, mais on reconnaissait les deux battants.
Par sécurité, nous installâmes les hommes et les femmes dans deux grottes différentes. Nous avions choisi deux cavités donnant sur un couloir plutôt que dans le hall pour éviter toute mauvaise surprise. Nous voulions que si quelqu’un entrait dans notre refuge, il ne pût détecter notre présence.
Une fois que chacun se fut réparti les tâches, Lassa s’occupa de moi. J’avais réussi à tromper sa sagacité par le passé, mais maintenant j’étais grillé auprès d’elle. Elle ne me lâchait plus. Elle allait bien avec Meton, elle ne fit aucune remarque à l’examen de mon dos, se contenant de m’ausculter et de m’enduire d’une généreuse couche de pommade. Je trouvais cela agaçant. Mais mes questions n’obtenaient que des réponses lacunaires. Cela étant, j’adorai qu’elle s’occupât de moi. Ses mains étaient douces, presque caressantes. Elle en profitait pour détendre les muscles noués de mes épaules, ce qui n’était pas du luxe après une journée de chevauchée.
Quand je me réveillais, j’appelais pour que l’on vînt m’assister de moi. Je voulais me balader un peu, mais je parvenais à peine à me tenir debout. Meton arriva rapidement, toujours attentionné. Il m’aida à me relever.
« Sors de la grotte et retourne dans le hall, me dit la voix d’Helaria au fond de mon crâne. »
Un instant, je me demandais s’il dormait parfois. Mais il n’y avait aucun décalage entre cet endroit et l’Helaria. Il faisait grand jour là-bas comme ici. Et puis, il avait dû aligner ses périodes de repos sur les nôtres pour être toujours disponible en cas de besoin.
En suivant ses indications, je finis par arriver à une alcôve.
« C’est ici, dit Helaria. »
J’eus beau chercher, je ne trouvais rien. Cette pièce, si elle avait contenu quelque chose un jour, avait depuis longtemps disparu.
« Que s’est-il passé ici ? demandais-je.
— C’est là que tes pentarques sont nés. En cet endroit précis. »
Cette annonce me troubla. J’ignorais si c’était le fait de me tenir en ce lieu, ou si c’était de penser à leur naissance. En dehors d’Helaria, aucun Helariasen vivant ne les avait connus enfants. Ils étaient pour nous tous comme ils avaient toujours été : immuables. Imaginer une époque où il en était différemment était au-delà de mes conceptions. Je le savais, mais au fond de moi je n’arrivais pas à faire prendre cette idée.
Je m’accroupis, regardant le sol avec soin. Il devait bien rester quelque chose. Un morceau de coquille au moins. Mais je ne vis rien de plus qu’un peu de poussière.
Il était temps de rejoindre nos compagnons. Meton m’aida à me relever, malgré les protestations de mon dos. Puis nous réintégrâmes notre dortoir. Je n’eus pas besoin des indications d’Helaria pour le retrouver. Nous autres stoltzt ne nous perdions jamais dans une grotte. Notre périple était loin de constituer la petite marche d’exercice dont parlait Lassa. Dès notre arrivée, elle nous tomba dessus, furieuse. Je dus m’allonger pour qu’elle examinât mon dos une nouvelle fois. Mais je laissais finalement les reproches à Meton. Je m’endormis pendant qu’elle s’occupait de moi.
Nous nous reposâmes toute la journée pour ne repartir que le lendemain matin. Meton en profita pour espionner nos poursuivants. On avait conservé notre avance pour le moment. Ils n’avaient pas envisagé que nous prendrions la route des montagnes et n’avaient pas prévu de vêtements chauds. Cela les obligeait à trouver des grottes bien abritées chaque soir et les retardait. Le temps qu’ils atteignissent le col, nous aurions pu nous perdre dans le Vornix, voire passer dans l’empire ocarian.
Le lendemain, nous nous levâmes tôt. Les soins de Lassa m’avaient ramené à un meilleur état que lors de mon arrivée. Ce qui n’était malgré tout pas glorieux. Si les massages de Meton m’avaient soulagé les épaules, j’avais mal un peu partout. Mais nous n’avions pas le choix. Chaque jour qui passait rapprochait Staploss de nous et éloignait Vespef.
Aujourd’hui, c’était un homme qui devait m’aider à rester en selle. Je ne le connaissais pas, mais Meton qui le fréquentait depuis des années lui faisait une entière confiance. Si Meton me remettait entre ses mains, je pouvais abaisser ma garde. Je me laissais aller contre lui. Notre troupe reprit en route vers la vallée. Nous voulions descendre rapidement, notre but était d’arriver en bas avant que Staploss passât le col. Helaria était devenue inutile. Il nous suffisait d’atteindre l’Unster puis de bifurquer au sud pour arriver à Ocar. Il n’était donc plus nécessaire que je voyageât en tête. Un éclaireur fut envoyé en avant pour reconnaître le terrain. Mes compagnons s’engageaient à sa suite. Mon hofec progressait plus lentement ce qui évitait de me fatiguer. Le soir, je rejoignais au campement plus d’un monsihon après les autres, mais au moins je n’étais pas aussi exténuée qu’avant. Mais je ne guérissais pas pour autant. Lassa était dépassée. Elle ne savait pas quel poison avait été utilisé sur moi. Elle avait épuisé toutes ses connaissances sans succès. Elle se contentait de me maintenir en vie le temps qu’un professionnel plus compétent put me prendre en charge. Chaque matin, c’était une personne différente qui m’assistait. Meton le choisissait toujours parmi les Helariaseny afin d’éviter les problèmes.
Au bout de quelques jours, nous finîmes par atteindre une falaise. Elle n’était pas très haute, mais bien trop abrupte pour être facilement descendue. Heureusement, un éclaireur trouva une rivière qui s’y jetait. Nous pûmes emprunter son cours. En contrebas, nous découvrîmes une plaine étrangement horizontale. Après quelques centaines de perches, nous arrivâmes à un fleuve assez large.
Quand je le rejoignis, Meton avait déjà monté le campement. Il m’aida à descendre de mon hofec pour me guider jusqu’à la zone qui avait été aménagée pour moi.
— Nous avons décidé de nous arrêter ici, m’expliqua Meton, j’espère que demain nous atteindrons l’Unster. Saalyn, peux-tu demander à Wotan s’il coule encore loin d’ici ?
La réponse de mon pentarque me surprit.
« Je ne sais pas, me répondit-il. Cette rivière ne devrait pas se trouver là. Je n’en connaissais aucune de cette importance qui coulait dans ce sens. Tous les ruisseaux étaient des affluents de l’Unster. »
Je transmis cette réponse à Meton. Il fronça les sourcils, intrigué. Il examina ce fleuve qui ne devrait pas exister. Puis il observa ses pieds. Non, le sol à ses pieds. Plus exactement, les cailloux qui le couvraient, ronds et lisses comme ceux qu’on trouvait dans les cours d’eau. Soudain, ses yeux s’écarquillèrent. Il se retourna, regarda la falaise que l’on avait descendue. Brusquement, il se mit à éclater de rire.
— Que t’arrive-t-il ? demandai-je.
— Nous avons atteint l’Unster, répondit-il.
— L’Unster, ça ? Mais c’est minuscule, il fait à peine dix perches de large.
— Non, pas ça. Ça.
Il fit un geste ample englobant tout autour de lui.
— Observe la falaise.
J’obéis. Je n’y vis rien de particulier, elle se prolongeait jusqu’au-delà de l’horizon aussi bien vers le nord que vers le sud.
— Maintenant, retourne-toi.
Avec son aide, je regardais derrière moi. Au loin, à quelques centaines de perches, je découvris une autre falaise, qui courait parallèlement à la première. Soudain, je compris. Ce ruisseau était tout ce qui restait de l’Unster. Mais son lit, son ancien lit, nous nous tenions dedans.
— Que s’est-il passé ? Qu’est-ce qui la vidé à ce point-là ?
— Comment le saurais-je ? Un tremblement de terre a pu dévier son cours. Il a pu se perdre dans une grotte souterraine. Que dit Helaria là-dessus ?
« Je l’ignore, répondit notre ancien roi, mon village était plus au sud. Là-bas, l’Unster coulait encore. En tout cas, on sait maintenant comment les hofecy sont entrés. »
Je mis un moment à comprendre qu’il parlait du prédateur géant qui parcourait les plaines de l’est et pas de la version naine que nous utilisions comme monture. Et il avait raison. L’Unster était la seule barrière qui isolait le pays de ce danger, sa disparition leur avait ouvert le passage. Ils n’avaient pas tardé envahir le territoire. Aucune tribu stoltzt ne pouvait leur résister, même aussi évoluée que le Vornix. Et voilà comment un banal accident géologique avait mis fin à une brillante civilisation. Mais elle avait permis l’émergence des hauts royaumes.
— En tout cas, nous ne pouvons pas rester là. Nous sommes trop exposés. Demain, nous remonterons sur la berge. Le plus grand danger que nous courrons n’est plus Staploss.
Je regardais la plaine qui s’étendait vers l’est jusqu’à l’horizon, seulement limitée vers le nord par les premières collines annonciatrices de la chaîne dorsale.
— Nous ne pouvons pas rester là, dis-je. C’est un point d’eau. Avec la soirée, les animaux vont venir se désaltérer. Et les prédateurs vont les suivre.
— Tu as raison.
Meton rejoignit le centre du campement, me laissant entre les mains attentives de Lassa qui m’aida à m’asseoir.
— Mes amis, annonça-t-il. Nous ne pouvons pas dormir ici. C’est trop dangereux. Nous risquons à tout moment de nous faire attaquer par des hofecy géants. Nous devons nous mettre à l’abri dans les arbres. J’ai remarqué un petit bosquet à un quart de longe au sud, nous devons l’atteindre au plus vite.
Prononcer le nom du prédateur qui avait détruit tant de villages provoqua un émoi dans notre troupe. Avec une telle menace, personne n’osa le contredire. Heureusement, nous avions peu de bien à transporter avec nous. En quelques stersihons, toutes les affaires réintégrèrent les sacs et nous quittâmes l’endroit, non sans avoir auparavant rempli les gourdes. Nous réutilisâmes le cours du petit ruisseau pour sortir du lit de l’Unster.
Le bosquet que Meton avait vu se révéla idéal pour le campement. Les arbres étaient suffisamment serrés pour que le prédateur géant ne pût pas s’y introduire et assez grands pour nous accueillir tous. Heureusement, sinon nous aurions dû nous hisser dans les branches pour dormir en sécurité. Et dans mon état, je n’y serais jamais arrivé, même en me faisant aider. Nos montures étaient cependant trop grosses pour nous suivre. J’espérai encore les revoir au petit matin.
La nuit nous confirma que nous avions eu raison de partir. Dans le silence, les cris d’animaux étaient plus clairs. Et parmi eux, nous reconnûmes le grondement sourd au seuil de l’audible, du terrible prédateur. Juste avant le lever du soleil, un hurlement d’agonie réveilla la savane. Les chasseurs avaient attrapé une proie. Si nous étions restés à notre premier campement, nous serions morts à ce jour.
Le matin, Meton m’aida à me relever. Il me conduisit jusqu’à la limite des arbres. Nous étions exposés, mais la sécurité n’était qu’à quelques perches. Nos hofecy étaient toujours là, mais ils se montraient inquiets. Mon compagnon me montra la rivière, pas très loin de nous. Toute une faune s’y désaltérait. Dans cette zone proche des montagnes, les herbivores étaient petits. Toutefois, ce terme était à prendre avec précaution. Petits signifiait qu’ils mesuraient entre une et deux perches de haut et trois à cinq de longs. Une belle bête déjà. Et ils n’étaient pas sans défense. Une peau cuirassée, des pointes un peu partout et une queue équipée d’une massue, voilà qui constituait un armement efficace contre les hofecy. Le tout était solidement campé sur quatre pattes ressemblant à des troncs d’arbres. Au milieu d’eux, une autre espèce évoluait, plus gracile, bipède et beaucoup plus agile. Son corps était couvert de plumes multicolores.
Et dans un coin, un peu à l’écart, les hofecy. Ils étaient rassemblés autour de la proie qu’ils avaient capturée moins d’un monsihon plus tôt et faisaient bombance. Je pus les regarder à loisir. C’était des bipèdes immenses de neuf perches de long et cinq de haut avec des mâchoires aussi grandes que l’un de nous et des dents de la taille de l’avant-bras. Leurs pattes avant, réduites à l’état de vestiges portaient des plumes brune et blanche, tandis que d’autres formaient une crête sur le sommet de leur crâne.
Mon sang se glaça. J’étais en proie à une terreur comme je n’en avais jamais connu, une terreur qui remontait du fond de mes entrailles. Je m’étais déjà retrouvé en danger. Il n’y avait pas si longtemps, je me tenais à moitié nue face à une foule hostile, prête à recevoir un châtiment cruel. J’étais terrifiée à l’époque. Mais cela n’avait aucune mesure avec ce que je ressentais maintenant. Une peur atavique enfouie au sein de mon cerveau par des siècles de cohabitation avec ce prédateur.
Par précaution, nous restâmes à l’abri de notre bosquet jusqu’aux heures les plus chaudes de la journée, quand le hofec se retirait dans son repaire pour digérer. Une fois un délai suffisant écoulé, nous nous mîmes en route. Je ne me sentais pas très bien. L’espace entre les arbres n’était pas assez grand pour que m’étendisse et mon dos me faisait atrocement souffrir. En plus, nous allions vite pour sortir rapidement de cette zone dangereuse. Meton nous éloignait du fleuve qui présentait le plus de risque. Et le soir, nous choisîmes un nouveau bosquet pour nous abriter. Nous fîmes bien, au matin nous entendîmes les grondements des prédateurs, tous proches.
Le lendemain et le surlendemain se déroulèrent de façon identique. J’espérais que nous atteindrions rapidement la frontière avec l’Ocar. Je n’en pouvais plus, mon dos n’était que douleur. C’est tout juste si j’arrivais à tenir en selle, si je ne tombais pas c’est grâce à mon compagnon du jour qui me retenait.
Le quatrième jour commença comme tous les autres. Soudain, je me sentis très mal, j’appelais Meton. Le guerrier, certainement inquiet par le son de ma voix se retourna. Je le vis devenir très pâle. Mais je n’eus pas le temps d’avoir peur. Ce fut le trou noir.
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