La traversée du nord de l’empire ocarian se déroula sans histoire. Maintenant que la menace des hofecy géants n’existait plus, nous pouvions progresser à un rythme plus reposant. J’alternais entre de courtes périodes de marche épuisante et de longs trajets endormies sur ma civière. Bercée par les mouvements de mes compagnons, je dormais beaucoup et je me remettais rapidement.

Quand j’étais réveillée, je surveillais Ksaten. Elle me remplaçait pendant ma convalescence. Une lance à la main, deux poignards à la ceinture, elle arborait un air farouche qui aurait effrayé tout ennemi potentiel qui aurait voulu s’en prendre à l’un d’entre nous.

Dinlirsle profitait de son temps libre pour perfectionner notre armement. Aux robustes, mais lourds pieux en bois du début, elle avait substitué de vraies sagaies, avec des pointes en silex que lui avait préparées Meton et un autre ancien prisonnier qui se révéla bien plus talentueux dans le polissage que mon ami. Elle aurait aussi bien voulu confectionner quelques-uns de ces fameux boucliers, qu’on lui avait rapporté quelques douzains plus tôt. Elle avait des idées pour les améliorer. Mais sans une scie pour découper des planches, elle n’avait aucune chance. Il nous manquait encore des cuirasses bien solides pour être correctement équipé. Mais quand nous atteignîmes ce village qui avait vu notre aventure commencer, nous constituions une véritable petite armée, bien différente de la bande d’esclaves en fuite et dépenaillés que nous formions au départ.

J’avais perdu la trace de Vespef. Je savais qu’elle avait été déportée en Ocarian, mais sans aucune autre information. L’empire était grand, plusieurs milliers de longes carrés. Je ne pouvais pas fouiller une telle surface au hasard. C’est pourquoi je décidai de m’adresser au marchand retraité qui nous avait aidés quelques mois plus tôt.

Pour éviter de générer des litiges avec la population, nous préférâmes camper dans la forêt. Un lit confortable dans une auberge ne nous aurait pas fait de mal, mais je doutais qu’il existât dans une ville aussi petite un établissement capable de nous accueillir tous. Cela m’obligerait à marcher une bonne longe pour rencontrer notre contact. Mais je me sentais suffisamment alerte pour y arriver. Ksaten tint à nous accompagner Meton et moi. Il restait encore un monsihon avant que le soleil ne se couchât. C’était assez pour expédier notre affaire et rentrer au camp avant la nuit, à condition de ne pas traîner. Nous nous mîmes en route.

Je retrouvais facilement la maison. Je montais rapidement les quelques marches qui permettaient d’atteindre la porte et je frappais. J’entendis qu’on me répondait et le battant s’ouvrit. En nous reconnaissant Meton et moi, son visage devint radieux, avant de se refermer sous l’effet de l’inquiétude. Il me prit par le bras pour m’entraîner à l’intérieur.

— Venez vous asseoir, me proposa-t-il, ne restez pas debout.

Il me guida jusqu’à un fauteuil dans lequel il me força à prendre place. Meton nous suivait, le manège du marchand l’amusait. Pas moi. S’il avait pu se rendre compte de mon état d’un simple coup d’œil, c’était que je n’étais pas aussi en forme que je le croyais. Seule Ksaten restait indéchiffrable. Sans rien demander, elle se positionna à un endroit qui lui permettait de surveiller la porte. Meton préféra le canapé. Quand tout le monde fut installé, on put procéder aux salutations que ma santé avait écourtées.

— Maître Saalyn, maître Meton, je ne pensais pas vous revoir un jour dans ma demeure.

— Maître Velel, commençai-je, nous travaillons toujours sur la même affaire que la dernière fois.

Il leva la main pour m’interrompre.

— Quelle que soit votre affaire, vous n’êtes pas pressée à ce point. Vous avez le temps d’attendre que je vous rapporte un petit remontant.

— Je ne crois pas que l’alcool soit bien recommandé, protestai-je.

— Dans votre état, ce ne serait pas recommandé, en effet. Je pensais plutôt à une boisson chaude et revigorante. D’ailleurs, j’ai hâte d’entendre ce qui vous est arrivé.

— Saalyn a été torturée, expliqua Meton, pour indécence. Et exhibition sexuelle.

— Ah ! Vous êtes passé par l’Endalgave. Ce n’est pas une bonne idée quand on est une femme.

J’apprenais enfin le nom de ce pays.

— Je l’ignorais, répondis-je, mais comment savez-vous ?

— Là-bas, le seuil de tolérance est assez bas. Il suffit à une femme de mettre un pantalon pour être considérée comme indécente et de dormir nue dans son lit, même fenêtre occultée pour se faire accuser d’exhibition. Je l’ai toujours évité.

Je ne pus retenir un sourire. C’était exactement ce qui s’était passé.

Il disparut dans la cuisine, mais il continuait à nous parler à travers la porte.

— À combien avez-vous été condamnée ?

— À cinquante coups de fouet.

Je vis Ksaten prise d’un frisson irrépressible à cette annonce. Je me rendis compte que je n’avais dit à personne ce qui m’était arrivé. Et apparemment, Meton avait tenu sa langue. Elle ne savait donc pas ce que j’avais subi.

— C’est beaucoup. Il n’y avait pas que l’indécence.

— Douze coups de fouet pour l’indécence, douze l’exhibition. Quatre pour avoir partagé la couche d’un homme sans être marié. Et le reste pour agression envers un garde de la prison. Il a essayé me violer pendant la nuit et je l’ai assommé.

Il revint avec un plateau portant quatre tasses et une théière qu’il posa devant nous.

— Vous avez beaucoup de chance d’être toujours vivante. Cinquante coups, cela peut tuer.

— Ça, je veux bien le croire. Entre le douzième coup et mon réveil plus d’un douzain plus tard, tout un pan de ma vie s’est effacé de ma mémoire.

— Quatorze, corrigea Meton.

— Tu les as comptés ?

— Inutile. Je me souviens de chacun d’eux. Je n’ai pas souffert autant que toi. Mais ce moment a été pénible pour moi aussi.

— Tu pouvais toujours détourner les yeux, dis-je

— Non !

La façon dont il avait prononcé ce dernier mot clôturait définitivement cette discussion.

L’ancien marchand servit chacun de nous, sauf Ksaten qui avait regardé la tasse en gardant son air hostile. J’allais devoir passer beaucoup de temps avec elle si elle voulait devenir guerrière libre. Il n’est pas nécessaire de se montrer agressif en permanence, parfois un peu de convivialité ne faisait pas de mal. Une fois qu’il se fut assis à son tour, la vraie discussion put démarrer.

— La dame qui vous accompagne est assez belle pour correspondre à ce que vous cherchiez, commença-t-il, mais si vous êtes revenus ici c’est que ce n’est pas elle. Je me trompe ?

— Comment savez-vous que nous recherchions une femme ? répondis-je.

— Maître Saalyn. Nous parlons entre professionnels. Ne faites pas injure à mon intelligence.

— Vous avez raison, nous recherchons une femme. Et nous ne l’avons pas trouvé.

— Et pourquoi estimez-vous que je puisse vous être utile ?

— Parce que la piste que j’ai suivie mène dans l’empire. Mais ici, je la perds.

— Et vous pensez que je pourrais vous remettre dans la bonne direction.

— Je l’espère en tout cas.

Velel s’enfonça dans son fauteuil. Il réfléchissait. Il se pencha soudain en avant, mettant en contact les bouts des doigts de ses deux mains.

— J’ai effectivement des relations qui pourraient retrouver la piste, confirma-t-il, mais avant nous devons discuter. Mes renseignements ne sont pas gratuits.

Nous y voilà. Les négociations. Heureusement que Meton n’avait pas dépensé la totalité de la somme qu’il avait volée.

— Combien voulez-vous ? demandai-je.

— Oh. Ce n’est pas de l’argent que de toute façon vous seriez incapables de payer, répondit-il.

— Quoi donc alors ?

— Dans un premier temps, des réponses.

Je ne m’attendais pas à ça. Je me carrais dans mon siège.

— Lesquelles ?

— Qu’est-ce que vous êtes exactement ?

Je jetais un coup d’œil vers Meton. Mais il avait repris son air indéchiffrable. Il ne me donna aucune aide. Je décidais de lui dire la vérité.

— Je suis une guerrière libre, répondis-je.

— Une guerrière libre ? Quelle différence existe-t-il entre une guerrière libre et une qui ne serait pas libre ?

— Il y a quelques mois, des pirates ont attaqué mon pays, ils ont capturé et revendu des habitants. Je suis chargée de les retrouver.

— Je vois. En fait, vous n’avez rien d’une guerrière. Vous êtes plutôt un policier. Mais d’un genre spécial qui peut agir en dehors de ses propres frontières.

— C’est exactement ça, confirmai-je.

Un air réjoui sur le visage, il s’enfonça dans son fauteuil et nous observa tous les trois.

— Et vous êtes tous les trois guerriers libres.

— Non seulement moi. Meton est un guerrier qui m’aide dans mes enquêtes. Et Ksaten…

— Pas encore, mais bientôt. Elle ne me semble pas prête pour ce métier.

— Je suis une très bonne guerrière, protesta-t-elle.

— Je suis heureux de découvrir le son de votre voix.

Il lui renvoya un sourire charmeur qui n’éveilla aucun écho chez la stoltzin.

— Je n’en doute pas. Mais la nature de votre mission telle que je l’ai comprise nécessite des talents autres que martiaux.

— Elle n’est pas encore prête en effet. Mais je compte la prendre comme apprentie et lui enseigner le métier. Elle doit apprendre à se fondre dans la population, à devenir invisible.

— Impossible ! Avec une silhouette comme la sienne, on la remarquera toujours.

— Je sais me rendre très discrète, répondis-je vexée.

Il venait de me dire qu’il me trouvait moche.

— Absolument. Mais vous avez choisi une couverture qui supporte une exposition au grand jour. Chanteuse dans les tavernes. Vous pouvez aller partout sans que personne s’en étonne. En plus, vous utilisez des tenues de scène qui font chuter l’intelligence des hommes en dessous de leur ceinture. Vous usez d’une stratégie qui exploite à la perfection les atouts que la nature vous a donnés. Mais votre jeune amie en sera incapable. Je me trompe ?

En effet, j’imaginais mal Ksaten revêtir une robe très décolletée juste pour attirer l’attention. Mais il était possible que je me trompai. En tout cas, le fait d’être devenue le centre de notre intérêt à tous semblait la mettre mal à l’aise.

— Je veux en faire partie, dit soudain Velel.

— Comment ça ?

Que cherchait-il à dire ? Il ne comptait pas postuler à la corporation quand même.

— Je sais que je ne peux pas devenir guerrier libre. Mais je souhaite participer à votre organisation.

— Soyez plus clair.

— J’ai exercé le métier de marchand pendant deux cent vingt-huit ans. J’ai des contacts dans la moitié des hauts royaumes et en Ocar. Je peux vous constituer un réseau de renseignements et répartir des refuges un peu partout entre la grande mer intérieure et ici.

Comme j’hésitais à répondre, il continua :

— La mission qui vous a été donnée me semble trop grosse pour que vous la meniez à bien en agissant au hasard. Vous avez besoin d’une base arrière solide, des informations fiables, toute une organisation que je peux créer pour vous. Comme cela, quand vous vous déplaceriez, ce serait pour accomplir une action précise et pas au petit bonheur.

— Pourquoi feriez-vous ça ?

— Mais c’est évident. Le fric.

— Le fric ? Mais nous n’en avons pas beaucoup.

— Laissez-moi vous expliquer. Pour que mon réseau fonctionne, il doit disposer d’une couverture. Et quelle est la meilleure que le commerce ? Les marchands vont partout, ils voient tout, ils entendent tout. Ils sont au courant de toutes les transactions, les trafics. Alors au début, vous devrez m’aider financièrement, et pas qu’un peu, pour tout mettre en place. Mais c’est à cela que servent les banques. Et je peux vous garantir qu’au bout de quelque temps, l’argent ne constituera plus un problème. Il y en aura même beaucoup.

Je pensais déceler une faille dans son projet.

— Pourquoi ne pas vous adresser vous-même aux banques ?

— Que représente la caution d’un marchand ruiné ? Alors que celle d’un État, c’est autre chose. Si votre gouvernement prend une participation dans l’entreprise, personne ne trouvera étrange qu’il me finance.

Sa proposition semblait intéressante. Mais je ne pouvais pas décider seule. J’avais besoin de l’avis des pentarques. Et ils ne savaient que penser de cette offre. Elle risquait d’aliéner l’indépendance du pays. Il dut le comprendre.

— Mais il est tard, remarqua-t-il en se levant. Il est temps de clore cette discussion. Je vous propose un bon dîner et ensuite nous pourrons aller dormir. Demain, je vous emmènerai à Ocar pour rencontrer un de mes contacts. Si votre amie esclave y est passée, il le saura.

Ah ! Manger. Et dormir. Sauf que…

— Nous ne pouvons pas rester, malheureusement, objectais-je. Si nous ne retournons pas au campement, nos compagnons vont s’inquiéter et risquent de se mettre à notre recherche.

— Bien sûr. Mais il suffit qu’un seul de vous rentre les prévenir. Les autres peuvent loger ici.

Il pointa son doigt vers moi.

— Et vous, vous dormez ici, c’est non négociable. Vous représentez mon avenir professionnel, je ne vous quitte plus des yeux.

Sa proposition me tentait. Je ne me sentais pas de parcourir la distance jusqu’au camp tant j’étais fatiguée. Mais je ne pouvais pas accepter.

— Je reste avec Saalyn, lâcha soudain Ksaten. Meton, rentre.

Le guerrier approuva d’un simple hochement de tête. Ils venaient de décider tous les deux pour moi. Je n’arrivais pas à me déterminer si leur attitude était touchante ou humiliante. En tout cas, l’affaire était réglée, et quoi que je disse n’y changerait rien.

— Très bien. Je dors ici. Mais seule. Vous ne partagerez pas mon lit.

— Et risquer d’aggraver vos blessures ? Vous êtes bien trop précieuse pour moi.

Et c’est ainsi que pour la première fois depuis des mois, je pus faire un vrai repas et me reposer dans un vrai lit. Par contre, je ne dormis pas seule puisque Ksaten ne voulut pas me quitter. Mais elle ne se montrait pas très gênante comme partenaire de nuit.