Chapitre 23

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Cela faisait deux jours que nous attendions au point de rendez-vous donné par Wotan. Mon groupe en tout cas. Parce que Meton était arrivé avec un jour d’avance sur nous. Et Ksaten, guère plus de temps après. C’était moi qui avais traîné. Velel n’avait pas pu nous suivre, les hofecy ne pouvant traverser le fleuve, il était resté avec eux. Il devait les ramener dans son village. Je lui laissai la moitié de mon argent pour assurer leur subsistance. Il disposait largement de quoi tenir un an. On avait prévu de se revoir bien avant pour officialiser sa fonction d’agent des guerriers libres.

Alors que le soleil se levait et que nous rangions le camp, la sentinelle donna l’alerte.

— Bateaux en approche, cria-t-il.

Effectivement, trois embarcations remontaient le fleuve, voguant dans notre direction. Beaucoup de nations possédaient un savoir-faire naval. Mais les navires du Mustul étaient reconnaissables entre tous avec leur silhouette élancée, leur coque brune et leurs superstructures peintes en blanc. Le troisième nous laissa beaucoup plus dubitatifs. Il était très large. En se rapprochant, son architecture se précisa. Il était constitué de deux coques côte à côte reliées par un unique pont. C’était étrange, les catamarans, ainsi que cela s’appelait, étaient des petits bateaux, sortes de pirogues propulsées à la rame. Mais là, sa voilure était similaire à celle de ses compagnons.

— Mais qu’est ce que c’est ? demanda un de mes compatriotes. D’où sort ce navire ?

Moi je savais. J’avais assisté à sa mise au point et le voir naviguer m’émut profondément.

— Regarde les fanions, l’incitai-je.

En haut du grand mât, des drapeaux flottaient au vent. Les deux vaisseaux du Mustul affichaient celui de leur pays, sans surprise. Mais ils en possédaient un second, juste au-dessus. Et le troisième n’arborait que ce dernier.

— Mais on dirait…

Il resta muet de saisissement.

— Une licorne tenant un brin de laurier dans la gueule.

— Mais ce sont…

— Oui.

Ce même dessin figurait sur le pommeau de mon épée. Il représentait les deux symboles, l’animal et le végétal, de l’Helaria. Nos pentarques en avaient tiré un drapeau.

Vespef s’avança à mes côtés.

— Nous disposons de nos propres bateaux, nota-t-elle.

— Nous en possédions trois confisqués aux pirates. Celui-là est tout neuf.

— Mes sœurs ont enfin obtenu leur flotte.

Je remarquais alors son visage radieux.

— Je vois que cela te rend joyeuse.

— Non. Wotan est à bord.

Voilà qui expliquait son état. Les pentarques formaient une famille unie. Mais Vespef et Wotan étaient plus proches que tous les autres, sauf Wuq et Muy bien sûr, mais elles étaient jumelles. J’étais surpris d’ailleurs qu’il ne se soit pas jeté à l’eau pour la rejoindre. Ah ! Ce n’était qu’une question de temps. Il progressait vers nous à une vitesse incroyable. Vespef applaudit des mains et sauta sur place en le voyant, une vraie gamine. Puis elle ôta ses chaussures et s’élança à sa rencontre.

Ils se retrouvèrent à mi-chemin. Ils s’étreignaient tant qu’ils coulèrent. Mais ils ne restèrent pas longtemps dans le fleuve. Ils gagnèrent la berge. Wotan aida sa sœur à sortir de l’eau. Elle n’avait pas besoin de son assistance, mais il voulait de garder un contact physique avec elle. Puis il la prit par la taille et la serra contre lui. Elle posa la tête sur son épaule. Ensemble, ils regardèrent les bateaux accoster. Je jetais un coup sur leur couple. Après avoir failli la perdre, il n’était pas près de la laisser échapper à nouveau. Pour les séparer, il faudrait au moins un pied de biche.

Les navires du Mustul durent rester un peu au large, mais le nôtre put s’approcher assez de la berge pour mettre une passerelle en place. Aussitôt, une douzaine de militaires en descendirent, marchant au pas, et se répartirent en deux rangées formant une haie d’honneur, lance dans la main gauche hampe au sol et salut de la main droite. Certains d’eux portaient des tatouages honëgans. Les survivants de l’ancienne république avaient donc mis leurs compétences à notre service pour créer une troupe.

— Je constate que nous possédons une armée, remarqua Vespef.

— Encore un peu limitée, tu as ses effectifs au complet devant toi.

— Il faut bien commencer quelque part.

Un officier, lui aussi honëgan, s’avança à la rencontre des deux pentarques.

— Permission de monter à bord, demanda Wotan.

L’officier salua.

— Permission accordée.

Il s’effaça pour laisser ses chefs s’engager sur la passerelle. Puis il m’invita à les suivre.

— C’est un grand honneur pour moi d’accueillir à mon bord la guerrière libre.

Il parlait helariamen, mais avec un accent fortement honëgan.

— L’honneur est pour moi, répondis-je. Mais il va maintenant falloir conjuguer ce mot au pluriel.

De la main, je fis signe à Ksaten de me rejoindre. Il la salua, mais je pus remarquer dans son regard, une lueur d’intérêt. J’avais bien peur qu’elle déçût ses intentions.

Elle monta avec moi à bord, un peu émue que je l’aie traité comme mon égale. Wotan l’examina alors qu’elle observait tout autour d’elle.

— Ainsi donc vous êtes la fameuse Ksaten, remarqua-t-il.

Elle voulut répondre, mais ne parvint qu’à bafouiller. Remarquant son émoi, Wotan lui saisit la main puis la serra entre les siennes. Il l’ouvrit pour déposer un baiser dans la paume avant de lui refermer les doigts.

— Voilà un bracelet que je serais fier de valider, déclara-t-il.

— Elle est à moi, protestai-je.

— Tu as signé celui de ma sœur, je peux bien te prendre ta disciple.

Après tout pourquoi pas ? En plus, avoir son bracelet authentifié par un pentarque était un honneur dont peu de personnes pouvaient s’enorgueillir. Surtout un apprenti.

Malgré sa structure étrange, le navire était très simple. Il ne disposait que d’un pont et les seuls abris étaient des toiles pouvant être tendues à l’avant et à l’arrière pour se protéger de la pluie. C’était un peu spartiate, mais ce n’était que le début. Les suivants seraient mieux. Wotan conduisit sa sœur à la poupe. Il lui ouvrit un coffre.

— Si tu veux te changer, proposa-t-il.

Après avoir jeté un bref coup d’œil dans les vêtements, elle lui renvoya un sourire. En un tournemain, elle se débarrassa de ses effets. Puis elle fouilla pour choisir sa nouvelle tenue. Elle se décida pour une jupe longue bleu ciel, fendue sur le côté, et une tunique de même couleur taillée dans un tissu transparent. Elle termina en s’enveloppant dans un voilage guère plus opaque. Je ne l’avais pas quittée des yeux pendant qu’elle se changeait. Et en regardant autour de moi, je vis que je n’étais pas seule dans ce cas. Wotan bien sûr, mais également les quelques Helariaseny qui avaient gagné le bord. Les étrangers par contre se détournèrent pudiquement. Mais pudique, Vespef, qui n’était quasiment jamais sortie de l’Helaria, l’était moins que moi.

Le bateau atteignit rapidement sa capacité. Ceux qui n’avaient pas pu y trouver de place furent accueillis sur les deux navires du Mustul. Bientôt, il ne resta personne à terre. Le capitaine honëgan donna le signal du départ. La passerelle fut remontée, l’ancre relevée, les voiles hissées. Nous rentrions à la maison.

Vespef s’adossa au plat-bord, divinement belle dans ses atours, ses cheveux blonds voletant au vent. Elle avait beaucoup souffert, cela se voyait sur son corps amaigri que sa robe ne cachait absolument pas. Mais nous avions toutes souffert. Ksaten avait payé sa rébellion au prix fort. Moi même j’avais été suppliciée. Même la douce Dinlirsle était devenue une bête enragée face à Staploss. Au point de menacer sa propre pentarque, presque une déesse à ses yeux. Et ne m’étant pas intéressé au sort des hommes, j’ignorai ce qu’ils avaient subi. Mais je soupçonnais qu’ils avaient autant souffert que nous. Meton devait savoir, je lui demanderai.

Tiens au fait, Dinlirsle. J’étais chargée de lui infliger une punition. Apparemment, tout le monde semblait l’avoir oublié. Y compris Vespef. Je suspectais d’ailleurs que si elle m’avait refilé le fardeau, ce n’était pas pour des raisons d’autorité, mais parce qu’elle ne voulait pas s’en occuper. Je la suivis du regard. Son bouclier n’était pas si parfait, le bras qui l’avait tenu n’était qu’un gigantesque hématome qui s’étendait du coude au poignet. Elle devait avoir bien mal. Cela ne l’empêchait pas d’aller partout, d’observer le navire dans les moindres détails, et examiner les jointures qui le maintenaient en un seul morceau, tout en vouant les charpentiers incompétents qui l’avaient assemblé aux pires gémonies. Peut-être était-ce une bonne idée de glisser cette histoire sous le tapis en espérant que personne ne la découvrirait. De toute évidence, le prochain bateau qui allait sortir de nos chantiers navals tout neufs serait réalisé bien différemment.

Le retour fut rapide. Alors qu’à pied, il aurait pris quelques douzains, il ne dura que quelques jours. Il se déroula sans incident. Nous croisâmes bien quelques bateaux, mais ils ne se montrèrent pas agressifs. Quelques messages de salutation nous furent adressés par signal lumineux, mais guère plus. Mais le plus long fut quand Ystreka apparut à nos regards. Nous avions presque atteint l’embouchure du fleuve. L’île ne se trouvait pas loin, mais semblait ne pas approcher. Et pourtant, l’atteindre ne prit à peine plus d’un monsihon.

Avant d’accoster à Neiso, je remarquais que la ville avait changé. On avait tout modifié. Deux quais en bois avaient été édifiés dans la baie et tout au fond un bassin accueillait un navire en cours de construction. J’espérai que l’on n’allait pas défigurer davantage ma ville. Après tout, le port de guerre se situait à l’est, dans cette île que Wotan avait annexée à la pentarchie et le port de commerce était à Imoteiv.

L’accostage se passa comme une chorégraphie, sans un à coup. Nos marins avaient eu le temps de s’entraîner. Les trois navires trouvèrent tous une place sur les pontons. Wotan et Vespef débarquèrent les premiers. Meton et moi-même les suivîmes. Je regardais les falaises de la cité que j’avais cru un moment ne jamais revoir.

— Hey, cria soudain quelqu’un.

Nous nous retournâmes. Lassa était restée au bord de l’eau. Elle avait un pied en avant, mettant en évidence son insigne d’esclave.

— En débarquant sur cette île, je suis devenue une femme libre, dit-elle.

Dans une main, elle avait un petit marteau et dans l’autre un poinçon.

Meton comprit le message. Il revint vers elle. Il lui prit les instruments. Il allait se baisser, mais Wotan le repoussa sur le côté.

— Tu n’es pas le gardien des institutions de cette île, dit-il. Libérer les esclaves est de mon ressort.

Il s’accroupit, saisit la cheville délicate entre ses mains et l’immobilisa. Puis il toucha le métal des doigts. Le bracelet se rompit soudain. Je compris alors pourquoi elle avait refusé en d’être délivrée en Ocar, tout le symbolisme qu’il y avait à accomplir cet acte ici. Elle n’avait pas été affranchie, elle avait gagné sa liberté. Wotan et Vespef passèrent le calsihon suivant à libérer les esclaves de leurs chaînes. À rendre le statut d’êtres libres à tous ces prisonniers.

Meton enlaça sa compagne. Il lui caressa délicatement le visage. Le ressac leur submergea les pieds sans qu’ils y prissent garde. Leurs bouches se joignirent. Ils s’embrassèrent.

Ksaten vint se placer à côté de moi.

— Tu pleures ? me demanda-t-elle.

— Non, répondis-je.

— Tu mens.

— Apprenti Ksaten, aie un peu de respect pour tes maîtres.
Je découvris qu’elle possédait un joli rire, qui contrastait avec la dureté de son expression habituelle.

Je ne pouvais me détacher de ces deux personnes qui manifestaient leur affection si passionnément. Leur rencontre m’avait coûté très cher. Il avait fallu que j’aie été humiliée en public, supplicié et en être presque morte pour qu’il pût naître. Mais en les voyant ainsi, le guerrier taciturne et l’esclave farouche qui servait de défouloir à son propriétaire, la façon qu’ils avaient de se regarder, de se toucher, de s’aimer, je pensais que tout ce que j’avais subi en valait la peine.



FIN DE L'HISTOIRE



"La gemme" se termine avec ce chapitre. Mais Saalyn va bientôt revenir. Lors de sa nouvelle enquête elle sera accompagné d'une personne qu'elle adore tout en ne le supportant pas : son frère aîné Fralen.


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