Le Captif
Son corps, couvert de chaînes, nu, sanguinolent, affamé, assoiffé.
Son esprit, vif, d'une absolue limpidité.
L'indignité de sa condition s'efface. Loin d'être vaincu, il triomphe à chaque visite de ses geôliers.
Les interrogations se succèdent, il leur oppose sa résistance.
Les coups pleuvent, il se cuirasse de silence.
Son âme subsiste, rebelle. Parfois, souvent même, elle file au-delà des portes qui verrouillent l'antre de sa souffrance. Elle se gausse des clérrures, des couloirs humides, des ampoules vacillantes.
Sa conscience remonte vers une clarté blafarde hypothétique, espérée...
Dans la semilescence de l'univers carcéral, l'esprit se fraye un chemin, se hâte, s'étire. Il espère rompre le mince et trop réel cordon qui le maintien solidement à la chair martyrisée d'un corps perclus de tourments.
Hélas, tel un leitmotiv, l'âme revient, fidèle. Elle se raccroche aux loques incarnadines de peaux, de viscères qui hurlent leur désespoir. Leurs cris résonnent dans l'espace crânien du prisonnier qui tait les lamentations. Les lèvres restent closes, l'identité entière.
Les tortionnaires se retirent. Une autre nuit s'installe, passe... ils reviennent, le cycle se perpétue...
Lui, vogue loin. Sa bouche, obstinée, refuse de révéler ce que dissimule sa mémoire. Le corps compatissant, lâche, le plonge dans une bienheureuse inconscience. L'esprit, claustré cette fois, rêve, lève les barrières intérieures.
Derrière elles se dissimulent les souvenirs.
Heureux, lumineux, malobscurs, traumatisants, ils se télescopent. Les rires, les larmes, les instants de félicité, de chagrin, se mêlent. Des arcs-en-ciel de joie épousent intimement des maelstroms de chagrin ; ceux-ci prédominent.
Un enfançon à la peau dorée enveloppé de feu rit-il ? Non, il crie ! La stridulance occupe l’espace sonore de son être.
Le captif hurle aussi, en silence.
La face du garçonnet s'enflamme, fond, emporte son regard épouvanté. Les globes oculaires quittent, coulent hors de leurs orbites.
Un prénom surgit au sein de la conscience torturée par ces horribles réminiscences :
"Hugo !"
Il franchit les lèvres craquelées du captif à son insu, son corps défendant.
Un murmure imperceptible.
L'un des persécuteurs l'entend, s'approche.
"Qu'as-tu dit ?"
Pas de réponses.
Le supplicié s'immerge dans des songes différents, ils s'avèrent étincelants.
Il se noie de bonne grâce, fuie l'instant présent pour les temps révolus...
Cependant, le réveil, inélucfrant, survient. Une aube floue, devinée par les cris impitoyables des gardiens et les implorations des séquestrés.
Avec lui les peines du corps. Elles deviennent fièvres dévorantes. Telle une lèpre, ce feu ronge les chairs en morceaux. Loyal et horrible compagnon de sa captivité, le martyre ne peut que le supporter. La faim, la soif, l'épuisement s'y ajoutent.
Sa volonté à résister demeure. Il tente de bouger ; des fulgurances de souffrances électrisent sa chair.
Un gémissement lui échappe.
Il s'en veut de l'exprimer.
L'a-t-on entendu ?
Il espère que non.
Que ce répit relatif, continue un peu, juste un peu...
Soudain un bruit métallique, la clérrure se meut, la porte s'ouvre à la volée, l'horribilité de l'internement s'impose... incessant recommencement...
Son regard extirpé, énucléé, aveuglé.
Les tortuantes, sinuantes plaies constellent sa carcasse.
Les odeurs pourrissantes insupportent jusqu'aux bourreaux.
Il entend, s'exprime encore. À peine quelques gémissements, ce n'est pas ce qu'attendent les tourmenteurs.
Emplis de fiel, de fureur, de cruauté, ils s'acharnent, savent déjà que de lui, rien, ils n'obtiendront. Leurs frustrations les incitent à chercher, infliger d'autres supplices. Le captif devient le théâtre d'abominables innovations.
Réfugié au cœur des souvenirs, il reste hors d'atteinte. Des chants arrivent du passé, de sa petite enfance, l'inondent. La plupart s'évapore, un seul se cristallise. À l'époque, bien trop jeune, il n'en a pas saisi la signification ; maintenant elle lui apparait, cela le ramène à sa situation.
Stupéfait, il tressaille d'émotions. Une force inattendue l'embrase, ses lèvres bougent, égrènent les paroles.
Un des interrogateurs, empli d'espoir, approche son oreille :
"As-tu parlé ?"
"Diego, libre dans sa tête, derrière sa fenêtre, déjà mort, Peut-être..."
Un sourire nait sur le faciès ensanglanté du captif, se fige. Les portes du néant s'ouvrent devant lui. Son silence s'impose pour l'éternité
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