La Porte vers Nulle-Partout

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Notre héros se noie dans le marasme du tribunal. Il se démène, mais sa défense peine. Personne ne le croit ! Le juge secoue la tête, un rictus austère en travers du bouc.
Chef d'accusation ? « Vous êtes un gros con. »

Milo tombe du lit, le poids d'un éléphant sur les paupières qu'il entrouvre à grand-peine. 18:40. Bon, allez. Il se lèvera tôt, ce soir.

Il cherche sans succès le café dans l'évier, et furète le frigo pour y ranger ses pantoufles. Un petit espace entre un bout de camembert périmé et une pizza décongelée. Agressé par la lumière frigide, il contemple ce tableau surréaliste et sort une part de pizza, mais laisse ses chaussons là où ils sont.

Quelque chose ne va pas.

Ses cernes lui tombent sur les chevilles, il pourrait jouer au foot avec ; voilà ce qui ne va pas !

Enfin. Tout est bien qui commence plutôt pas mal.

*

Il a ses clés, son téléphone et ses papiers. Prêt pour aller bosser.

L'astre du jour, pas encore couché, lui brûle la rétine, puis... s'éteint ? et se rallume ?

Le soleil a clignoté ! Je vous jure que j'ai pas fumé !

Hébété, mal réveillé, il remarque trop tard les mains baladeuses ; le pickpocket qui se carapate avec ses cliques et ses claques. Milo s'élance, cogne un poteau, une auto et un caniveau, mais pas l'escroc. Dépourvu si ce n'est de contusions, il se laisse choir sur le trottoir. Au centre de l'indifférence.

Qui peut-il appeler pour se faire aider ? Sans téléphone, qui plus est. Il soupire : ses amis moins bien lotis ne sauraient l'assister.

Il lève un poing au ciel.

Pourquoi je ne connais que des pauvres, bon sang ?

Se souvient qu'il n'aime pas les riches.

Oh... Évidemment.

Un bout de papier contrasté attire son regard harassé. La carte d'un hôtel au coin de la rue. De quoi téléphoner à la police, puis son chef. Ou l'inverse.

Il pousse la porte d'entrée, et...

Le petit photon quitta le Soleil, en fin de file derrière ses congénères, navré pour les Terriens, huit minutes plus loin, sur le point de sombrer à jamais dans l'obscurité.

*

… la traverse comme on plonge, à travers une tension de surface, pour faire face au silence éternel des étoiles.

Sous ses pieds, un monde se désagrège, se détache et dérive. Un monde dont la fin approche, d'une beauté moribonde, digne d'avoir été. Il se raccroche à la poignée de la porte qui... a cessé d'exister ? Pris d'un vertige sans nom, dépossédé cette fois de haut et de bas, il se perd dans l'abîmmensité d'un infinituple.

*


Mon dieu, c'est plein d'étoiles !

Au loin, des choses étranges ; animales, peut-être. Et des visiteurs comme lui, chavirés. Cosplayeurs et acteurs, sans doute, lui parlent dans des langues absconses.

Συγγνωθί μοι, ὲλληνική λαλεῖς?
— 翻天覆地...
— Jou, saa ? Essya jan i pale fansé si o ketcho ?

Il ne répond pas.

Apa, lor. Msi. Var.
— Maa, yu Frinchi ay ?

Une inconnue les a rejoints. À cet accent plus hermétique encore, Milo décide de s'éloigner.

Ye. Anno gu' Inglish dho.
— Sarai. Na wea we ? N ha we go' he ? Wassa nem ?

Leurs mots se perdent dans la vastitude. Une ombre incommensurable attire son regard. Elle surveille les visiteurs de ses nombreux yeux d'obsidienne effilée, un enfant lactescent à ses pieds.

*

C'est quoi cet endroit ? demande Milo.

L'Ombre grimace. L'enfant sourit.

Un lieu en souffrance. Mourant.

Milo lorgne le vide.

Ça, j'avais deviné.
— Non. Vous restez aveugles à ces choses-là. Le monde est brisé. L'a toujours été. Tu n'avais simplement jamais remarqué.

L'Ombre feule. L'enfant soupire.

Je me sentais à l'étroit dans l'univers, alors je suis venu nicher ici.

Milo tâchait d'oublier le vaste vide qui l'entoure : c'est manqué.

Mon Ombre ne t'effraie pas ? Les autres s'enfuient, d'habitude.

Milo hausse les épaules, trop fatigué pour argumenter.

Si un môme n'a pas peur, c'est que tout va bien.
— Ne te fie pas à tes sens. Je n'ai rien à craindre de Mère.

Notre héros n'a pas l'énergie d'être étonné.

Voici l'embranchement des époques et réalités. D'ici, tu peux atteindre n'importe quel endroit, à n'importe quel moment.
— Je peux rentrer chez moi ?
— Si tu trouves le chemin.
— J'ai perdu ma porte. Tu saurais où elle est... partie ?

L'Ombre gronde. L'enfant glousse.

Je vois. Bienvenue au Nulle-Partout, berceau des portails qui s'ouvrent et des portails qui se ferment ; des portes d'entrée et des portes de sortie ; des passages vers partout et des passages vers nulle part. Ce ne sont pas les mêmes, bien entendu. Tu as emprunté une porte d'entrée, tu ne peux donc pas en ressortir.
— Comment je rentre, alors ?

L'Ombre dévoile des crocs ténébreux. L'enfant lunaire continue de sourire.

Ces portes, elles relient passé et futur, mais jamais le présent : trop fugace, trop fluctuant.
— Je peux même pas rejoindre mon temps ?
— Tu n'as jamais pu et tu ne le pourras jamais. Le présent s'est envolé, évaporé. Parti en fumée.

Milo baisse la tête. Ou la lève, car plus rien n'a de sens.

Nul besoin de rentrer. Il y a ici de quoi t'occuper. Veux-tu plonger dans l'éternité ?
— Pourquoi pas... Attends, c'est un euphémisme pour « mourir », c'est ça ?

L'Ombre s'ébranle. L'enfant nivéen hausse les épaules.

Ah. Non merci, alors.
— Sage décision. D'autant que ton espèce n'est capable d'appréhender qu'une infime portion de la réalité. Plus vous repoussez les frontières de votre perception, plus vous risquez d'outrepasser les limites de votre esprit. Je te suggère donc d'emprunter une porte, et vite.

Milo tend les mains, amorce une brasse maladroite vers le tout et le rien.

Une dernière chose... À tout hasard, tu connaîtrais pas le secret de la vie ?
— L'ingrédient secret ? Une pincée de carbone et d'H2O sur ton monde. Tu ne le savais pas ?
— Non, je veux dire... Qu'est-ce qui rend la vie spéciale ?

L'Ombre ouvre une gueule béante. Le sourire sardonique de l'enfant s'élargit.

Rareté miniature et éphémère dans un univers un million de fois millénaire, parmi les géants abyssaux. Voilà qui est plutôt spécial.
— Laisse tomber, tu me déprimes juste.

Le sourire de l'enfant s'accroît ; un croissant de lune sur le fond de la nuit sans tréfonds. L'Ombre s'enroule autour de lui.

Peur de mourir et peur de vivre, comme le reste des visiteurs.

Le jour de ton retour, il pleuvra.

Milo acquiesce. Il pleut toujours là d'où il vient ; dans le ciel ou dans sa tête. Il traverse la première porte à portée ; à son insu, une part de l'enfant s'invite en ses pensées.

*

T'es le balayeur ? Ça urge au pont inférieur, magne !

Il attrape la serpillière qu'on lui lance au plexus, ravale un bâillement épuisé, et renonce à protester face aux broussailles froncées qui lui indiquent fermement l’ascenseur.

Milo appréhende mais obtempère, et se délecte du plaisir simple des portes qui s'ouvrent et se ferment.

Affalé tel un fromage fondu sur son balai devant la baie désormais immaculée, il commence à se réveiller. Suffisamment pour réaliser que quelque chose ne tourne pas rond. Hormis l'anneau orbital du vaisseau qui, lui, tourne rond.

— Aah, la b1doche, médite le robot à ses côtés. L3 truc qu1 fait « j'v3ux pas m0uriiii1iir » dès qu3 ça naît. Ça m'ét0nne qu'on vous a1t pas t0us r3mplacés.

Milo s'apprête à riposter, mais une communication le devance. La figure géante d'une lieutenant le prie de rejoindre son équipage.

— Je viens de recevoir votre CV, et nous sommes tous impressionnés. Vous pouvez commencer quand ?

Il bée ; les questions se bousculent.

— Mais... j'ai aucune expérience ! Et j'ai pas encore bu mon café.

Son trémolo et ses yeux de chaton triste ne sauraient les attendrir.

— À vrai dire, c'est pas l'embarras du choix en ce moment.

Un grésillement. La communication se coupe. Milo se dirige donc vers la salle d'embarquement, qui a clairement besoin d'un coup de propre. À peine quitte-t-il le sas qu'une cascade de fracas cataclysmiques parcourt le vaisseau. Baigné d'une lumière alarmée, son regard s'égare par-delà les vitres, vers le titan tentaculaire qui s'engouffre dans sa réalité actuelle. Ses lombrics cancéreux, de la taille d'une planète, fendent la surface de tension de l'espace, se frayant un passage similaire à ceux que Milo regrette avoir empruntés.

Mayday! Mayday! Réclame permission d'atterrir !

Un vaisseau en détresse apparaît de nulle part.

Mayday! Réclame permission d'atterrir, à vous !

Le robot visse un capteur optique grinçant sur le héros.

— Les autr3s b0uts de b1doche 5ont occupé5, on d1rait. Rest3 que t0i, bl3usaille.

Il ouvre un circuit de communication.

— Euh... fait Milo. Permission... validée ?
— Faites pas les cons, ouvrez le hangar !

De ses yeux grands comme des calots, il plaide le robot. Un soupir synthétique précède le déverrouillage de la porte, au travers de laquelle un vaisseau endommagé et calciné s'écrase plus qu'il n'atterrit dans un feu d'artifice tragique.

Milo s'élance entre les volutes de fumée ; aide les passagers à s'extirper. La dernière, une femme stricte à l'uniforme futuriste, ressemble à s'y méprendre à celle qui cherchait à le recruter. Sa fille, peut-être ?

Elle lui colle un insigne sur le torse – un autre trait de famille, visiblement.

— Bravo pour ta promotion, Corduvac, dit-elle en sprintant vers l'ascenseur.
— Pardon ?
— On a perdu le vice-capitaine, c'est toi maintenant.
— Mais, je... Il est à l'intérieur ? Il faut l'aider !
— Non, non, non ! Il est mort et... vraiment mort.
— Sûr ?
— Aussi certain qu'une bouillie de...

Les portes s'ouvrent. Elle fonce vers la salle de commandes.

— … Écoute, cette métaphore fera plaisir à personne. On se dépêche, plus personne ne pilote ton rafiot.
— Ah bon ?! Comment vous savez ça ?

Elle s'active sur les boutons et manettes, et dans un grincement grave et sinistre, conduit le massif vaisseau loin de l'immense menace nouillesque.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? Comment est-ce que je peux aider ?

Les sourcils de la capitaine se resserrent.

— Pour l'instant, laisse-nous faire.

Les alarmes s'éteignent alors, le rouge cède place au blanc. Comme une Amérique coloniale. Ou un bouton d'acné qui aurait mal tourné. Capitaine Spara s'autorise à s'affaisser dans son siège, encore tremblante. Milo, à son air éveillé, réalise enfin ce qu'il s'est produit.

— C'ÉTAIT QUOI CE GIGA MONSTRE EN SPAGHETTI ? C'ÉTAIT QUAND MÊME PAS LE MONSTRE EN SPAGHETTI VOLANT ?
— Arrête de crier.
— Le roy4ume bid0ché est 3mpli d'h0rreurs, agrée l'automate qui vient de les rattraper. L3s m0nstres en spagh3tti vol4nts, les tard1grades 0u les huma1ns, par exemple.
— Je trouve le spaghetti plus effrayant, insiste Milo.

Avisant une machine à café, il s'y dirige à pas pressés. Mais le liquide n'a rien de comestible, et le robot le remercie pour l'huile. Milo pivote soudain, pâle comme l'enfant du néant.

— Attendez, vous connaissiez mon nom !
— Bien sûr, on a travaillé ensemble. C'est ton badge, après tout.
— Je pense que je m'en souviendrais.
— Pas forcément. À cette date, tu as rejoint mon équipage avant son retour vers le futur. Sans vouloir te vanter, tu es l'un de mes meilleurs officiers ; vice-capitaine depuis quelques années, maintenant. Comme tu peux le voir, on a eu un pépin, mais je ne pouvais pas partir sans mon cher Corduvac !

D'abord dépassé, les rouages de ses méninges s'activent malgré la fatigue et le déficit en caféine.

— AH ! C'est moi, la bouillie dans le cockpit !
— Oui.
— Vous avez ramené le spaghetti ici !
— Oui.
— Et le CV ! Le CV... Non, je ne vois pas.
— Ah, ça. Tu l'as envoyé il y a quelques semaines – de mon point de vue. Ça te forge une sacrée carrière de voyager à bord du Bernard Lavilliers !

Milo lève un sourcil avec les derniers vestiges de son énergie. Il s'écroule sur une banquette, réveillé par un second concert d'alarmes. Sa tête résonne comme un lendemain de cuite un 14 juillet. D'ailleurs il voit des feux de joie.

Ah.

Le personnel (le nouveau) extingue les extincteurs, s'affaire aux commandes et éponge sa sueur. Milo s'approche du petit brun qui court éteindre des boutons orangés dans tous les sens, parce qu'il semble moins débordé que la grande blonde au poste de pilotage, et moins que le moustachu qui calcule des coordonnées apparemment compliquées. Il ne songe même pas à déranger Capitaine Spara, qui n'a pas l'air occupée du tout sur ce qui ressemble fort à un jeu de Bataille Navale, mais elle l'effraie.

— Où est passé l'ancien équipage ? demande-t-il au dénommé Louboutou.
— Disons que si tu cherches des navettes de sauvetage, t'en trouveras pas.
— Eh, euh, ce moi du futur... Vous êtes sûrs que c'est pas plutôt un jumeau magnifique ?
— Certains.
— Et comment je deviens magnifique ?
— Oh, tu sais... « Un grand pouvoir, bla bla bla ».

Milo plisse les yeux et, par miracle, ne les ferme pas complètement.

— Je rêve ou tu viens de citer Spider-Man ?

Louboutou serre les dents. Les avertissements stridents l'empêchent de prêter attention à son agacement.

— Oui.
— Est-ce que c'est Spider-Man qui me rend génial dans le futur ?
— N...

L'orange passe au rouge. L'un des témoins vire même au violet, et la situation au désespéré.

— Parce que je peux lire tous les Spider-Man. Aucun problème. Je suis super motivé. Je peux tous les lire.

Louboutou presse les interrupteurs les plus pressants. Le violet repasse au rouge. Il s'autorise un souffle de répit avant de reporter son attention sur les loupiotes sanglantes.

— Non.
— Hm... C'est vrai qu'il y en a beaucoup. Il y en a combien ?
— Sais pas.

De nouveaux voyants s'embrasent à mesure que Louboutou s'occupe des précédents, dont certains qu'il n'a même jamais vus, dans des couleurs psychédéliques qui ne lui évoquent qu'un Ragnarök atomique.
Combien d'avertissements différents existe-t-il, au juste ?

— Hm... pèse Milo. Un nombre innombrable, clairement.
— Tu ne liras pas les Spider-Man, tonne Louboutou pour clore la conversation. Je disais seulement ça parce qu'on n'a pas le temps.
— T'as raison, ça fait beaucoup trop. Je regarderai le dessin-animé.

En guise de ciel, Louboutou lève brièvement les yeux au plafond avant de les ramener sur les clignotements affolés.

— ... Tu sais s'il y a beaucoup de dessins-animés Spider-Man ?

Louboutou pousse un sanglot audible en affichant un diagnostic catastrophique.

— Hm, je vais me contenter des films, alors.

Milo s'apprête à ouvrir la bouche mais, cette fois, Louboutou le coupe :
— Excuse, mais le hangar s'est détaché. On est un peu occupés.

Milo s'en retourne à sa banquette. Les décombres d'une salle d'embarquement dansent devant le cockpit. L'œil avisé de Capitaine Spara ne s'y méprend pas : malgré le calme apparent de leurs flottements, ils se déplacent à des milliers de kilomètres seconde ; encore plus vite qu'un escargot-turbo.
La grande blonde joue de la manette, les éloigne de ce champ de débris avant que l'épave ne rejoigne la pluie de boulons qui fusille actuellement la coque de leur vaisseau.

Milo serre sa serpillière contre sa poitrine avec un souffle triste, car la baie qui ondoie devant eux, il venait juste de la cirer.

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