Un affrontement interne
L’Univers est si vaste qu’un simple appartement ne représente qu’un insignifiant grain de poussière.
Pour Franck, son appartement est tout son Univers.
Ces murs qui l’entourent, autrefois d’un blanc éclatant, sont jaunis par des années d’agression par la fumée de cigarette. L’odeur accompagne la couleur. Une fragrance persistante de tabac, jamais tout à fait froid, car sans cesse renouvelée. Oh oui, Franck ouvre bien ses fenêtres en grand le matin. D’étroites lucarnes qui donnent sur une rue bondée, ouvertures tout juste suffisantes pour y passer la tête. Piteuses ventilations, certes, mais bien assez larges pour Franck.
Franck, isolé dans son seize mètres carré, n’éprouve pas le besoin de se rattacher au monde. Le monde, Franck le fuit comme
La Peste,
Des centaines, des millions, d’innombrables microbes circulant sur les artères bouchées d’une grande ville. Marchandeurs, transmetteurs d’une pollution fatale. Non par l’air désagrégé, mais par une attitude malsaine qui ronge petit à petit les esprits auxquels ils s’attaquent.
Vissé dans son canapé, place habituelle, creusée à force d'y être ancré, Franck ne peut que repasser dans son esprit embrumé les images qui ont conduit à cette résolution. Un regard distrait, rivé sur un écran allumé, qui semble vide, pourtant. Des paroles muettes, rien de plus. Quelque part dans l’atmosphère pesante et moite, en plein cœur de l’été, le chant au rythme parfait d’une horloge, seul briseur de silence. Un grésillement, puis
Clac,
L’écran s’éteint, seul. Économie d’énergie, passage en veille.
Franck, lui, s’éveille.
Comme tiré d’une rêverie lointaine, il sursaute, cligne des yeux, reprend le cours de sa – triste – vie. Il pousse un profond soupir, chasse ainsi les relents de son apathie. Dans un mouvement aussi soudain qu'hâtif, Franck se relève. Dos, bras et genoux gémissent, craquent de concert. Lui, grogne. La tête lui tourne, il chasse cette valse malvenue d’une saccade, puis s’avance au milieu de son salon. Au milieu de sa chambre. A l’entrée de sa cuisine. À l’entrée de sa salle de bain.
Au milieu de son Univers.
Meurtri par l’ennui, il pose les yeux sur les fenêtres que les rayons du soleil assaillent, et apportent avec eux cette chaleur que Franck méprise tant. Sans s’y attarder, il constate que le désordre règne. Il ne se rappelle plus de sa dernière session de ménage. Huit jours, peut-être.
Franck cligne des yeux, tourne sur lui-même. Sa kitchenette, il la voit crouler sous la vaisselle qui tangue tant elle s’élève haut.
Sa salle de bain, grande ouverte, est couverte des poils de son dernier rasage.
Un mur, en partie masqué par son large écran et des tableaux à la saveur envolée depuis bien longtemps.
Un angle.
Nouveau pan de mur. Nu, jaune, crasseux. Un mur qui occupe toute la largeur de l’appartement. Un mur, une muraille, même. Sans usage, sans apprêt. Franck ne cherche pas à l’embellir. Rien ne peut corriger la honte qu’il représente. Hideux, c’est tout ce qu’il peut être.
Comme si la télé se retrouve là, Franck se tient debout, hagard. Dignité perdue, désillusion complète. Regard plongé sur ce qu’il appelle sa désignité. Ses mâchoires se serrent, cadence parfaite avec ses poings.
Gestes devenus rituels depuis des semaines. Le courage à trouver, Franck le fait devant la télé. Seule compagnie, dont il est heureux de se détacher. Mais débute alors un féroce combat face à lui-même. Lui-même et ses démons, vaillants adversaires qui mènent la guerre. Cela ne l’empêche pas de persévérer. L’espoir nourrit sa détermination. La lassitude, surtout.
Vivre dans un rectangle sans issue achève n’importe quel esprit sain. L’enfermement, forcé par l’esprit, est bien plus tenace que n’importe quelle autre prison.
Un enfermement qui s’est imposé à Franck. Ou plutôt que Franck s’est imposé. Du moins, l’en accuse-t-on.
Visage renfrogné, posture d’une proie épiée par un terrible prédateur. Franck se tient ainsi au beau milieu de son Univers. Ses yeux, grands ouverts, ne quittent plus le mur qui se tient face à lui avec une violente immobilité.
Franck pousse un long soupir, compagnon de l’horloge dans sa lutte face au silence. Il se pince les lèvres tandis que ses pensées dérivent. Elles dérivent, comme à chaque fois que son esprit n’est pas occupé par quelque programme abrutissant du petit écran. Et comme à chaque fois, Franck ne peut contenir leur flot destructeur, victime de leur force torrentielle. Fléau qui le poursuit du lever au coucher.
Fléau source de sa honte, de sa phobicération.
Poings serrés, lèvres pincées, Franck se remémore le jour qui a renversé sa vie.
Les joies d’assister à un concert. Franck raffolait de ces événements, autrefois. Plongé dans une foule déchaînée, emporté par une voix qu’accompagnaient les guitares, basse et percutions dans un grésillement que les incultes appellent « du bruit ». La sensation de cette foule qui ondule dans la fosse à la manière d’une vague dans l’océan, Franck la savourait presque chaque week-end. Petits groupes locaux aux moyens limités ou grosses productions pour les artistes incontournables, Franck ne faisait nulle différence. Le talent et l’implication étaient ses seuls critères.
Ce soir-là, il s’agissait d’un groupe influent. Les spectateurs étaient nombreux autour de Franck. Venu seul, comme presque toujours, il se délectait néanmoins du moment présent. Un foutu Carpe diem. Souvenir lointain. La sueur perlait sur son front à force de bouger sous les solos de guitare. Ses oreilles bourdonnaient, agréable sensation.
Puis tout changea.
Les cris de joie se muèrent en hurlements. Terreur soudaine, souffrance fracassante. Les corps se renversaient les uns après les autres, leur chute accompagnée par un chant fatal. Non pas celui du groupe sur scène, qui l’avait désertée avec l’aide des vigiles, mais celui, macabre, des armes à feu qui faisaient un carnage dans le public médusé.
Perdu dans cette vague, clairsemée à présent, qui n’ondulait plus que pour échapper à la mort, Franck butait contre des corps allongés au beau milieu de la fosse. Certains, inertes, lui faisaient froid dans le dos. Angles improbables, pâleur extrême sous une couche carmine ; contraste saisissant. D’autres, tremblotant ou gesticulant sous l’effet de la douleur, avaient le don de porter Franck au bord de la défaillance. Les cris des victimes lui crevaient les tympans. La sueur faisait de son corps une marée poisseuse, à l’instar du sol sur lequel il glissait à chaque pas qui le menait vers la sortie de secours.
L’instinct de survie prit la suite. Déconnecté, son cerveau n’était plus apte à enregistrer quoi que ce soit. Ça n’était plus
Qu’errance,
Sur un chemin dont il ignorait tout.
Franck sortit de sa torpeur au beau milieu d’un couloir. Le calme était revenu. Effrayant, pourtant. Car à n’en pas douter, rien n’était terminé. Seul, il n’était pas. Une dizaine de personnes s’agitaient à ses côtés. Elles parlaient – chuchotaient – entre elles. Franck ne saisissait pas le sens du moindre mot. Regard hagard, au bord du défaillement, il ne bougeait plus, à présent.
Nouvelle rafale fatale.
Et mouvement de foule. Embarqué, Franck fut emporté par cette déferlante. Muet au milieu des cris de terreur, il se mit à courir lorsqu’il aperçut le visage, déformé par la haine, d’un tireur. Incapable de quitter l’homme des yeux durant sa course, Franck vit l’arme se lever. Son souffle brûlant éclata avec la détonation. Le temps d’un clin d’œil, Franck poussa un cri de
Souffrance,
Tandis qu’on le traînait dans une salle et qu’on refermait la porte.
Franck grognait, sentait les larmes inonder ses joues sans qu’il ne puisse l’empêcher. Il pressa sa main là où la douleur le terrifiait. Son épaule droite, meurtrie, dont le sang qui s’en échappait, masquée à sa vision. Persuadé de perdre la vie, si ce n’était son bras, Franck gémissait. Un enfant effrayé, c’était ainsi qu’il se voyait.
Un enfant effrayé, c’est ainsi que Franck se voit.
Depuis ce jour où la mort a joué avec lui, Franck est emmuré dans son petit appartement, devenu tout son Univers.
Franck ne se souvient pas de l’instant où il a su qu’il conserverait la vie. Son esprit défaillant ne se rappelle que de la douleur. La douleur et
La terreur,
Que bien d’autres ont ressentie. Que bien d’autres ont surmontée.
Mais Franck, lui, vit encore avec elle. Il vit avec La Terreur, lovée autour de ses épaules tombantes, comme un châle glacial qui consume son esprit.
Franck est épuisé par cette tourmente. C’est pourquoi il se tient chaque jour face à ce large mur. Une attitude de défi à l’égard de cette barrière qu’il ne parvient pas à franchir.
Défaite quotidienne, mais chaque fois amoindrie par des braises qui semblent relancer un incendie autrefois flamboyant. L’espoir d’une vie normale, goûter de nouveau à un quotidien banal. Reprendre le contrôle perdu.
Franck se rend compte que ses lèvres s’étirent en un léger sourire. Mal habitués à ce geste, ses muscles le tiraillent. Dans sa solitude, ses interactions sociales devenues le néant ne lui offrent plus d’occasion de ressentir la moindre once de joie, comme il en éprouvait auparavant.
Des souvenirs remontent à la surface. Oubliés depuis longtemps, ils apportent avec eux une dose de bien-être que Franck recueille avec avidité. Et s’en abreuve ainsi que le ferait un assoiffé.
Franck a six ans. Il joue au parc avec Toscan, un lévrier que ses parents ont adopté l’année précédente. C’est son meilleur ami, un fidèle compagnon. Le ciel est
Maussade,
Il pleut. Mais Franck s’en fiche car il est en compagnie de ses amis. Leurs cris de joie suffisent à illuminer son monde. Tous ensemble, ils profitent des moments de fraternité qu’apportent leurs relations, proches de
L’amour,
Celui avec un grand A. Sophie a accepté sa demande en mariage. Le plus beau jour de sa vie, qui sera suivi par bien d’autres, sans nul
Doute,
Il a des talents d’écrivain. Le manuscrit dans lequel il s’est plongé a été accepté par l’éditeur qu’il convoite. Il signe son contrat avec émotion, doit retenir sa main qui tremblote. Avec un peu d’espoir, il pourra vivre de sa passion. Mais chaque chose en son
Temps,
Passé dans la file d’attente, devant la salle de concert. Les portes vont enfin s’ouvrir et Franck pourra alors se précipiter dans la fosse. Hors de question de ne pas se tenir au premier rang tandis que son groupe préféré passe enfin chez lui. Fou de joie, il a hâte de côtoyer la
Foule,
Qui hurle de terreur. Les oreilles de Franck bourdonnent. Il plaque ses mains dessus afin d’en atténuer la souffrance. Il court vers les loges. Nouvelle rafale, une balle lui transperce l’épaule. Il hurle de
Joie,
Lorsque les musiciens montent sur scène. Comme tout le monde autour de lui, il se met à sauter en tous sens dès les premiers accords. Rien ne compte d’autre que l’instant présent. Rien que lui
Seul,
À présent. Lassée par sa phobie, Sophie est partie. Si proche du mariage, déjà lointain souvenir. Pour Franck, plus rien n’a de goût. Abandonné par tous, il n’a plus qu’à errer dans son appartement dans lequel subsiste encore le parfum de sa fiancée. Petit à petit, il s’efface, remplacé par l’odeur âcre de sa
Volonté renforcée.
Le regard plaqué sur ce large pan de mur, Franck se rend compte qu’il pleure. Curieux, il lève un sourcil, car il ne reconnaît pas en lui ce sentiment qui l’étreint. Nul mal-être, mais plutôt un soulagement. Il comprend alors que ces souvenirs effacés sont le calmant dont il a besoin. Le passé bien heureux, c’est ce qui donne à Franck le caractère nécessaire pour poursuivre la lutte.
Il entrevoit alors de multiples possibilités, et comprend avoir été jusque-là bien sot de ne pas avoir fait ce qu’il faut pour se sortir de cet emprisonnement. Franck se rappelle alors toutes les recommandations que ses – anciens – proches ont pu lui faire. Celle qui consiste à se faire aider par un psy, maintes fois évoquée, semble la plus cohérente pour Franck.
Fort désireux de pouvoir se créer de nouveaux souvenirs emplis de bien-être, Franck se sent enfin apte à se libérer de l’emprise glaciale de ce châle. Une volonté nouvelle, bien qu’encore branlante, diffuse en lui une chaleur qu’il croyait envolée.
C’est ainsi qu’il entrevoit une lueur blafarde au bout d’un tunnel sombre et étroit. Et avec une vitesse folle, il s’en approche, pour découvrir face à lui une
Porte,
D’une banalité saisissante, peinte en un blanc quelconque, dotée d’une poignée basique couverte d’une fine couche de poussière. Dans la serrure est enclenchée une clé qui n’a plus tourné depuis longtemps. Franck regarde cette porte comme s’il la voit pour la première fois. À présent, elle habille ce même pan de mur qui occupe la largeur de son modeste appartement. Il se souvient qu’il existe derrière tout un monde, celui qu’il se refuse à fréquenter depuis – trop – longtemps.
Avec timidité, Franck s’approche de la porte. Immobile, banale, elle semble pourtant terrifiante à ses yeux. Mais sa volonté nouvelle refuse tout retour en arrière.
Franck se rappelle toutes les fois où il a actionné cette poignée opaline. Il revoit le visage rayonnant de Sophie, dans le couloir. Celui de ses amis, pour leurs soirées si animées. Mais Franck ne se souvient plus de la couleur de la porte de l’autre côté, ni de tout ce qui s’y trouve.
Il est temps de rattraper ces souvenirs. Franck lève le bras, ouvre sa main moite, et l’approche de la poignée.
Un petit geste, mais un pas gigantesque. Son corps entier le pousse à faire marche arrière, mais son esprit chasse tout doute vicieux ; il lui renvoie les images de ces souvenirs mémorables.
Enfin, Franck pose une main sur la poignée. Le contact glacial le fait frissonner. Son autre main fait tourner la clé qui
Clac, clac,
Plus de verrou.
Il s’agit de voir ce qui se trouve juste derrière cette ligne, première étape d’un long chemin vers la liberté.
La respiration coupée, Franck abaisse la poignée. Son visage blême touche presque le bois de cette porte qui grince.
L’Univers est si vaste qu’un simple appartement ne représente qu’un insignifiant grain de poussière.
Franck vient de faire le premier pas pour élargir son Univers.
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