Solanacée

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Juchée sur la palissade, Liv observait le vieil homme en contrebas. Vêtu de loques miteuses et délavées, il s’était assis, immobile, au milieu de la route. Liv pouvait entendre sa respiration rauque et saccadée. Sans se tourner vers elle, il articula faiblement :

- Ma petite, ouvre-moi s’il te plait, j’ai terriblement soif. Je sens que je vais bientôt tourner de l’œil.

Liv ne répondit pas. Elle sursauta légèrement quand le vieux fut pris d’une terrible quinte de toux. Le pauvre avait l’air vraiment mal en point. Il disait voyager pour retrouver son fils en ville, à seize lieues de là, et cherchait simplement un gîte où passer la nuit à l’abris des loups et des bandits. Liv compta sur ses mains. Cela faisait cinq, non, six jours qu’il était arrivé à la porte du village. Les autres étaient venus dans les jours suivants, surgissant un à un de l’orée des bois. Aucun n’avait mangé ni bu depuis ce temps, en tout cas selon les dires des gardes qui surveillaient la porte.

- Liv ! Tu es complètement folle, descend de là !

Liv obtempéra et descendit de son perchoir. Elle fut accueillie par la main de son père qui lui agrippa les épaules ;

- Tu comprends quand on te parle ? C’est interdit de les regarder ou de les écouter. Interdit, absolument interdit.

La jeune fille leva les yeux vers le visage de son père. Il avait le regard fébrile de quelqu’un qui n’a pas dormi depuis longtemps. Et pour cause, chaque nuit, son petit frère Nicolas braillait jusqu’à s’en casser la voix. Chaque nuit depuis qu’on l’avait enfermé dans la penderie. Chaque nuit depuis que l’homme en rouge lui avait proposé des confiseries et qu’il avait failli accepter.

Liv était grande, elle. Contrairement à Nicolas, elle comprenait le danger que l’homme en rouge, le vieux et les autres représentaient. Pas comme son amie Martha, la rebelle, qui avait trouvé très amusant d’aller discuter avec la jolie dame à l’ombrelle qui se promenait tout autour du village. Quand elle avait été dénoncée devant les adultes, elle s’était pris une rossée comme Liv n’en avait jamais vu. Elle avait dû couvrir les oreilles de Nicolas pour lui épargner les cris de Martha.

Liv baissa les yeux, prenant l’air d’une enfant fautive.

- Oui papa, je sais. Je suis désolée. Je ne lui ai pas parlé ne t’inquiète pas. Il ne m’a pas demandé de lui ouvrir la porte. Il a l’air vraiment fatigué.

- Ce sont des trompeurs Liv. Des démons du mensonge. Ils sont beaucoup plus malins que nous, et si une seule personne les laisse entrer, c’en est fini de nous tous. De toi, de maman, de Nicolas et de tout le village.

- Oui, je sais papa. Je suis désolée, je ne monterai plus sur la palissade. Arrête de me serrer tu me fais mal.

Son père cligna des yeux et lui lâcha les épaules. Il se redressa, vacilla imperceptiblement et posa sa main sur la joue de sa fille, avec beaucoup de douceur cette fois-ci.

- Je sais que tu es une fille intelligente, Liv. C’est pour ça que maman et moi te laissons sortir de la maison contrairement à ton frère. Mais nous sommes tous fatigués et inquiets. Le père Evan a dit qu’ils partiront au bout de douze jours si personne ne les laisse entrer avant.

- Mais le père Evan dit aussi que les petites filles naissent dans les bulbes des pivoines et les petits garçons dans les plants de laitue.

- Liv, tu ne devrais pas remettre en doute la parole des adultes comme ça. Surtout celle du père.

- C’est vrai papa, tu as raison.

- Allez, file, lui dit-il avec un léger sourire.

Liv savait que ses parents étaient fiers d’elle. Elle savait très bien aider sa mère à la cuisiner et elle rafistolait les bas du village tout entier. Jamais elle ne rouspétait et jamais elle n’essayait d’éviter ses corvées. A l’inverse de Nicolas qui pleurait pour un oui ou pour un non, et ne voulait jamais se laver ni aller dormir. Liv ne s’en plaignait pas, la comparaison aux yeux de ses parents était entièrement en sa faveur. Sa qualité de fille modèle les amenait plus facilement à un certain laxisme, et ils lui laissaient bien plus de liberté qu’aux autres enfants de son âge. Oui, être une enfant sage avait bien des bénéfices.

***

A la nuit tombée, Liv s’extirpa doucement du lit familial. Le silence nocturne n’était brisé que par les ronflements caverneux de son père. Même Nicolas dans son placard avait cessé de pleurer pour succomber au sommeil. Pieds nus, Liv traversa l’unique pièce de la maison et entrebâilla la porte pour se glisser dehors. Elle avait dans la journée demandé à son père de bien graisser les gonds, car les grincements des nuis précédentes avaient failli la révéler. A l’extérieur, le village était parfaitement silencieux.

Elle avait bien fait de faire porter le chapeau à Martha. Convaincus que les enfants étaient définitivement matés par l’exemple qu’ils avaient fait d’elle, les adultes avaient relâché leur garde.

Liv contourna la chapelle, et s’accroupit pour passer sous la fenêtre du père Evan. Une précaution superflue : à cette heure-ci le prêtre était sans doute endormi, affalé sur sa bouteille de piquette. Mais Liv préférait être trop prudente que pas assez. Il lui suffisait d’être prise une fois pour que tout capote. Juste derrière la chapelle, à côté de l’appentis où on stockait le bois de l’hiver, il y avait un petit trou dans la palissade. Pas un trou assez large pour le traverser, même pour quelqu’un d’aussi mince que Liv, mais suffisamment pour y passer un bras. La dame à l’ombrelle l’y attendait déjà.

Liv sentit son parfum avant de la voir : sylvandelle et solanacée. En s’approchant de la palissade, elle put discerner sa silhouette à travers les pieux. Elle était assise dans l’herbe, sa grande robe étendue en corolle autour d’elle. Ses cheveux noirs, bien que retenus par une broche, coulaient en cascades bouclées le long de sa nuque. Ses gants blancs brillaient au clair de lune, jouant avec le manche d’argent de son ombrelle. Elle était réellement vêtue comme une noble, comme une princesse.

- Ma chérie, te voilà enfin, susurra la femme de l’autre côté de la palissade. Je craignais que tu n’ait pas réussi à échapper à ta famille.

- Je sais être discrète, répondit simplement Liv.

- Tu fais bien d’être discrète, pas seulement pour tes parents, mais si mes compagnons nous voyaient parler ils feraient tout échouer.

- Mais pourquoi ? Vous n’êtes pas du même côté ?

La femme esquissa un léger sourire, qui fit scintiller ses lèvres sombres sous la lueur bleutée.

- Vois-tu, mes amis et moi avons fait un pari. Le premier qui réussit à rentrer dans le village l’emporte.

- Et qu’est-ce qu’il gagne ?

La dame à l’ombrelle ne répondit pas, mais Liv sentit son sourire s’élargir dans l’obscurité.

- Pourquoi vous ne pouvez pas simplement entrer ?

- Hélas, même pour des êtres aussi libres que nous, il y a quelques règles importantes à respecter. La politesse en est une et elle interdit d’entrer dans la demeure de quelqu’un sans son invitation.

- Que se passerait-il si vous le faisiez quand même ? Vos parents vous puniraient ?

- Oh, ça fait très longtemps que je n’ai plus mes parents sur mon dos. Quand on est comme moi, on est libre comme l’air. Mais il y a des règles qui viennent de bien au-dessus des parents et de quiconque, qui viennent de la terre même et de la substance de la nuit.

Au loin, une série d’injures et de cris rauques déchira la nuit paisible. C’était sans doute le chevalier, qui menaçait les gardes de les égorger de la pire façon s’ils persistaient à refuser de lui ouvrir la porte. La dame à l’ombrelle soupira.

- Mes amis sont gentils, mais ils ne sont pas très malins. Ils pensent pouvoir réussir grâce à des techniques éculées qui ne marchent plus depuis des siècles. On ne gagne rien avec des mensonges, si ce n’est des victoires fantômes.

- Mais qu’est-ce qui me dit que toi, tu ne mens pas ? demanda Liv.

- Je n’y ai aucun intérêt. Tu n’es pas quelqu’un à qui on peut mentir.

- C’est vrai.

Quelques minutes passèrent, rythmées seulement par la respiration de Liv et le chant des grillons. Une bourrasque amena avec elle quelques fétus de paille et l’odeur tiède des chèvres qui dormaient non loin.

- Tu es une jeune fille hors du commun, dit soudainement la dame. Quel gâchis ce serait que ta vie se résume à être une porteuse de bambins pour un idiot qui te seras inférieur en tout point, avant de mourir prématurément d’une maladie évitable. Tu pourrais être tellement plus que ça.

- Je pourrais.

- Liv, j’ai été honnête avec toi. Tu sais ce que je veux. Faisons un échange, dis-moi ce que toi tu veux. Les gens comme moi peuvent mentir mais nous sommes obligés d’honorer nos contrats. Ça aussi, ça fait partie des règles.

Liv leva les yeux vers le visage de son interlocutrice. Bien que complètement dans l’ombre, elle sentait le tranchant de son regard posé sur elle. Elle le soutint. Toutes deux savaient ce que Liv voulait.

- Je veux être comme toi.

Les mots restèrent en suspens entre elles. La dame approcha alors son visage de la palissade, et posa ses mains gantées sur le bois couvert de rosée.

- Donne-moi ce que je veux ma chérie, donne-le-moi et je te promets sur mon nom et sur mon essence que je ferai de toi plus ce que ce que j’ai jamais été.

Liv laissa couler quelques instants, savourant l’attente excitée de la dame à l’ombrelle. Puis, en un murmure, elle lâcha :

- D’accord. Tu peux entrer.

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