Chapitre 25 - Surprise
— Mira ! Mira ! hurlais-je en me précipitant vers le corps.
Les Renifleurs étaient agglutinés comme des mouches autour du corps sans vie, m’empêchant de voir son visage. Melvin me retint par les épaules, le Platphone de Mirabella toujours dans ses mains. Je me débattis avec énergie, mais il était plus fort que moi.
— Matt, calme-toi !
— C’était toi ! Salaud ! Je vais te…
D’une main ferme, il bloqua ma bouche pour me faire taire. Comme je continuais de protester, gesticulant avec énergie, il appuya plus fort. Puis, il me lança un regard, qui voulait dire « Ce n’est pas le moment de piquer une crise ». C’était vrai. Je devais me calmer. Nous étions entourés de Renifleur, je pouvais me mettre en danger.
Les rubis de ma bague étaient noirs, protégeant mon âme.
Quand j’arrêtai de m’agiter, Melvin me glissa le Platphone de Mirabella dans la poche. Sa main desserra ma bouche, me laissant respirer de nouveau. Il tapota mon t-shirt pour le lisser.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demandais-je à Melvin.
Son regard inexpressif se planta dans le mien. Comment arrivait-il à conserver sa neutralité à toutes épreuves… Pour une fois, j’aurais aimé y lire une émotion, n’importe laquelle. Comme cela concernant Mirabella, je ne supportais pas son impassibilité. Mon regard noir devait se lire comme un livre ouvert. J’avais envie de lui sauter à la gorge, de le tuer, de l’étriper, de le…
— C’est pas Bella, lâcha-t-il comme une bombe.
À ses dires, je tentai de me frayer un chemin dans la foule, pour vérifier la véracité de son annonce. Melvin me suivait comme mon ombre. Les Renifleurs se retournaient sur notre passage, avec leur visage sans sourire.
Quand j’arrivais enfin devant le cadavre, je découvris le corps sans vie du garçon qui me collait à la peau. Fay. Ce n’était pas un Maître de La Mort, si bien que je me demandai comment il avait eu accès à notre couloir. Mon regard glissait sur son expression figée, presque colérique.
Deux Renifleurs avancèrent derrière nous, ouvrant le passage sur Mirabella, en conversation avec l’un d’eux. Je poussai un soupir de soulagement. Tout ce qui comptait désormais, c’est qu’elle était saine et sauve.
J’entraînais Melvin à l’écart.
— Qu’est-ce qu’il est passé ?
— Il est mort.
Je relevai la tête vers lui, lançant des éclairs. Puis, je repris d’un ton agacé :
— Merci, j'ai des yeux. Je veux dire, qu’est-ce qu’il s’est passé pour qu’on le retrouve mort ?
Melvin me fit un sourire en coin.
— Aucune idée.
— Qu’est-ce qu’il foutait dans le couloir ?
— Aucune idée, répéta-t-il comme un robot.
Il haussait les épaules, conservant son sourire agaçant. Je lâchais un soupir. Par moments, il me rappelait mon père. Pourtant, je m’obstinais à le questionner :
— Qu’est-ce qu’ils foutent là, les Renifleurs ? Ils l’ont tué ? Pourquoi sont-ils venus aussi nombreux ?
— Non, ils l’ont pas tué. Il a été assassiné.
— Quoi, mais pourquoi ?
— C’était l’un des leurs.
Je l’observais avec surprise, mes yeux ouverts tels un illuminé. C’était donc lui, le Renifleur ? En même temps, si je n’avais pas été distrait par mes histoires de cœur, j’aurais pu le deviner…
Ce qui me frappa soudainement, c’est qu’il était dans notre couloir. S’il était le Renifleur, c’est qu’il était probablement venu pour moi. Comment était-il mort ?
— Est-ce que tu sais comment…
Melvin me fit signe de me taire. Un des Renifleurs se dirigeait vers nous.
— Vous venez d’arriver ? me demanda-t-il.
Ses cheveux étaient coupés à ras. Son regard était sévère. Ses yeux verts émeuraude faisaient écho aux miens, de la même couleur.
— Oui.
— Bien.
Il se détourna, comme si la conversation l’ennuyait déjà, puis s’adressa à ses collègues :
— Les gars, on a tout ce qu’il nous faut, on peut dégager le couloir.
Le Renifleur qui venait de parler s’affairait autour du cadavre. Une odeur de menthe fraîche vint camoufler celle du corps, avant qu’ils ne disparaissent — le cadavre aussi — dans un nuage de fumée noire.
Une fois le passage dégagé, Mirabella vint nous rejoindre. Elle m’attrapa dans ses bras, me serrant avec force. Quand elle relâcha son étreinte, elle m’observa de haut en bas, comme une mère détaillerait son enfant blessé.
— Mira, ça me fait plaisir de voir que tu vas bien, dis-je, poussant un soupir de soulagement. Est-ce que tu…
D’un geste, elle posa une main sur ma bouche. Elle jetait des regards autour de nous. Puis, elle attrapa ma main, m’entraînant avec elle. Avant de quitter le couloir, elle se retourna vers Melvin. Tous deux s’échangèrent un long regard, comme si un fil invisible les reliait. J’eus l’impression que cette connexion dura un moment, avant qu’ils ne tournent la tête. Pour une fois, aucune haine ne se dégageait dans les yeux de Mirabella. Je gardais le silence, bien que confus.
Elle m'attira dans les escaliers. Nous montions en silence rejoindre la chambre de Célestin. Après avoir toqué, il nous ouvrit rapidement sa porte, surpris de voir nos mines déconfites.
Ensuite, elle nous raconta l’histoire : elle était dans sa chambre toute la soirée à dessiner, quand elle a entendu des cris. Quand elle avait ouvert sa porte, elle était tombée nez à nez avec Melvin et le cadavre. Melvin lui aurait indiqué avoir entendu ces mêmes cris avant de découvrir le mort. Les Renifleurs étaient venus presque immédiatement, flairant l’odeur du meurtre.
Célestin, qui le cherchait plus tôt dans la journée, nous indiqua qu’il n’avait pas réussi à mettre la main sur lui. Personne ne semblait savoir où il se trouvait.
Normal, il me cherchait pour m’arracher…
— Dire que j’ai partagé la baguette avec lui, nous fit Célestin.
— Partager la baguette ? Répétai-je.
— C’est une expression, me sermonna-t-il.
— Elle sort d’où ?
Son expression changea, il fronça les sourcils et me lança un regard accusateur.
— J’en sais rien, on s’en fiche ! Dire qu’il était sous mon nez depuis le début, et que j’ai rien vu ! Tu aurais pu être mort, à cause de moi ! Je suis qu’un raté !
Il s’effondra dans son lit, portant son visage dans ses mains.
— Ne dis pas n’importe quoi, lui fit Mirabella d’une voix douce, prenant une de ses mains dans la sienne. Tu ne pouvais pas savoir.
— Depuis le début, on trouvait qu’il était bizarre !
— Oui, mais toute personne bizarre n’est pas forcément un Renifleur…
Célestin haussa les épaules puis détourna le regard, l’air boudeur. Je mettais mes mains dans mes poches, et sentis la présence du Platphone de Mirabella. En le touchant, une question me vint. Si elle était sortie après Melvin, et que les Renifleurs étaient arrivés immédiatement, comment avait-il pu avoir son Platphone ? Je lui posai la question.
— Quand un des Renifleurs a voulu m’interroger, je lui ai confié pour qu’il t’envoie un message.
Son regard était franc, pourtant j’eus l’impression qu’elle ne me disait pas tout. Cependant, je n’ajoutai rien de plus.
— Ils risquent d’en envoyer un autre, non ? lança Célestin en se tournant de nouveau vers nous.
Je haussai les épaules.
— Il faut qu’on entre en contact avec les Anges Noirs, dit Mirabella d’un ton ferme.
— Je croyais que ton contact n’avait rien donné ? répondis-je calmement.
Elle planta ses yeux océans dans les miens.
— Tu devrais appeler ton père.
— Mon père ? répétai-je, surpris.
— C’est une intuition.
Nous nous observions en silence. Posture droite, regard autoritaire. Mirabella était convaincue de tenir quelque chose. Je finis par pousser un soupir et sortir mon Platphone de ma poche.
— OK, c’est bon. Je lui envoie un message.
Une fois la chose faite, je tripotais nerveusement ma bague, en attente de son arrivée. Ma jambe se mit à bouger frénétiquement, me préparant.
Au bout de plusieurs minutes interminables, un nuage de vapeur apparut doucement, au même rythme que mon stress montait. Une boule se forma dans mon estomac.
— Matt.
Mon père, les bras croisés, le regard fermé, m’observait avec curiosité. Comme je ne répondais pas, il renchérit :
— Tu m’as demandé.
Ce n’était ni une question, ni un reproche. Juste un fait. Son corps était aussi statique qu’une statue, figé dans la glace. Ne sachant pas comment mettre les mots, j’ôtais ma bague et la lui tendis. Il s’avança doucement, observant les deux rubis, dévoilant ma fausse âme noire. Comme une peinture figée dans le temps, mon père conservait son expression indéchiffrable.
Il se tourna vers mes amis, les observant un à un. Personne n’osait parler. Pour toute réponse, il tendit sa main, nous faisant signe de l’attraper. Mes amis me lancèrent un regard, avant que, d’un seul homme, nous attrapions sa main. Puis, dans un élan agité, mon père nous téléporta. Mes poumons étaient comprimés, comme si le fait de voyager à plusieurs réduisait l’oxygène.
Lorsque le paysage réapparut, nous tombions dans la poudreuse. Je n’avais pas besoin de jeter un œil autour de moi, je savais déjà où mon père nous avait emmenés. Nous nous relevions, nos dents claquant comme le ronronnement d’un moteur. Mon père, le dos tourné, ne semblait pas s’en soucier.
— Vous aviez des questions ? lança-t-il sans daigner nous regarder.
Je m’approchai de lui, déterminé, ma bague dans la main, levée comme une torche.
— Tu savais que ça arriverait, n’est-ce pas ? l’accusai-je, une boule dans la gorge.
— Oui.
Je manquais de tomber sous le choc. Pour éviter de la perdre, je glissai de nouveau ma bague à mon doigt, détaillant les pierres. Mon père ne m’observait pas, fuyant mes yeux, comme si je n’en valais pas la peine. Ma mâchoire se crispa : de frustration, de colère. Comme un bouchon qui lâche, des millions de questions se pressaient en moi dans un flot continu.
— Pourquoi ? fut la seule chose que j’arrivai à articuler.
La colère montait en moi. Je voulais l’attraper, le secouer, lui crier que tout ça était injuste. Pourquoi moi ? Pourquoi m’avoir toujours gardé dans l’ignorance ? S’il savait que j’étais une fraude, s’il l’avait toujours su, alors pourquoi ?
— Pourquoi ? répétai-je, comme si ce mot était le seul que je connaissais désormais.
Son silence me torturait. Son regard neutre me donnait envie de l’arracher sur son mont adoré.
Réponds, merde !
Mirabella s’avança à mes côtés, levant la tête avec fierté, comme une guerrière prête à se battre.
— On vous a fait appeler pour autre chose.
Le vent soufflait si fort qu’elle peinait à se tenir droite, pourtant, elle ne faillit pas. Mes os étaient gelés, si bien que j’eus du mal à me remettre droit.
J’observai mon ami avec animosité, vexé qu’elle ne me laisse pas avoir mes réponses.
— Voyez-vous ça ? lança mon père, soudainement bavard.
Il eut un rictus amusé, comme si tout ça n’était qu'un jeu pour lui. Tout était simple, évident, à ses yeux. Mirabella et lui se jaugeaient. Puis, elle s’avança vers lui, tendant sa main.
— Mirabella, Monsieur, se présenta-t-elle.
Dans tout ça, j’avais oublié que mon père n’avait jamais rencontré mes amis.
— Je sais qui tu es.
Mon père l’observait comme une bête curieuse. Ses yeux glissaient sur elle comme de l’eau de roche, avant de s’arrêter sur sa main tendue. Il eut un mouvement hésitant, n’ayant sûrement pas l’habitude de saluer des gens de cette manière, avant de poser sa main dans la sienne.
— Mes parents vous décrivent comme une légende, poursuivit-elle, pensant le faire parler. Vous êtes aussi un membre du Grand Conseil. Je me demandais si vous n’auriez…
— Est-ce que tu aides vraiment le Grand Conseil ? coupai-je avec fureur. Tu les as toujours rabaissés, pourtant j’ai entendu dire que tu étais très engagé dans leur cause. Peux-tu m’expliquer ? En fait, peux-tu me dire la vérité ? Toute la vérité ?
Pour la première fois de ma vie, je vis mon père m’adresser un sourire franc. J’eus un mouvement de recul. Ça faisait froid dans le dos.
Mirabella me lança un regard.
— Matt, je pense pas que ce soit le moment de…
— Mira, c’est mon père ! J’en ai ma claque de ses secrets ! Il savait que je deviendrais une fraude ! Putain, tu te rends compte de ce que ça veut dire ?
Je marquais une courte pause pour reprendre mon souffle.
— Ça veut dire qu’il m’a laissé comme une merde ! Au lieu d’être là pour m’aider, pour me soutenir, il m’a laissé dans le stress constant, me battre avec mes putains d’émotions ! Merde ! hurlais-je.
Mirabella eut un mouvement de recul. Ce n’était pas contre elle, mais ma colère avait pris le dessus. Cette situation devait cesser.
— Tu comprends ce que je dis, Papa ? Est-ce qu’on peut vraiment appeler père un type qui te laisse tomber comme une vieille chaussette au moment où…
Mon père leva un doigt, me faisant taire.
À mes côtés, Célestin, qui n’avait pas dit un mot depuis le début de ces échanges, claquait des dents à s’en décrocher la mâchoire.
— Votre ami a froid.
— Oui, merci Papa pour cette analyse poussée. Tu n’as peut-être pas remarqué que tu nous as emmenés dans l’endroit le plus froid de cette putain de planète ?
— N’ayant pas de pont avec moi, c’est l’endroit le plus sûr pour discuter sans être entendu, indiqua mon père, comme si c’était la chose la plus naturelle à dire.
— De pont ? Répéta Mirabella, reportant sa concentration sur lui.
J’enlevai ma veste et la déposai sur les épaules de Célestin. Ensuite, je passai mon bras autour de ses épaules, comme si ça allait changer quelque chose. Je tentai de retrouver mon calme.
— C’est le moyen de communication le plus sûr au monde, répondit mon père.
— Et ici ? demandai-je.
— Le climat est tellement désastreux que pas âme qui vive ne viendrait s’y engouffrer. Les corbeaux du Grand Conseil ne peuvent pas nous atteindre non plus.
— Tu précises ceux du Grand Conseil. Tu as les tiens ?
— Bien sûr. Nous avons de très bons rapports avec les Corbeaux, souligna mon père avec sérieux.
— Revenons à nos moutons, trancha Mirabella. Nous avions une question. Demandant une vraie réponse, pas comme celles que vous nous fournissez depuis tout à l’heure. On veut une réponse claire, précise.
— Je t’écoute.
— On voudrait que vous nous donniez des informations sur les Anges Noirs. On aimerait rejoindre leur cause. Est-ce que vous savez comment les joindre ?
Mon père l’observait avec neutralité. Puis, il s’approcha de moi, attrapa ma main et observa ma bague.
— Tu sais quelle est cette pierre ?
Une fois de plus, mon père ne répondit pas à la question posée.
— Cette pierre, bien qu'elle ressemble à un rubis, est en réalité l’essence de Renifleur. Ces êtres possèdent la capacité unique de percer les âmes, une aptitude rare qui constitue une anomalie dans le système. Cette compétence est largement exploitée par le Grand Conseil. Ces individus sont traqués, exploités et corrompus. L’essence de Renifleur a été extraite pour la première fois dans les années cent-deux, dans le but de créer des détecteurs. Toutefois, l'extraction de cette essence nécessitait des instruments de torture, ce qui a conduit à son interdiction en l'an quatre-cent-dix. Aujourd'hui, ces êtres sont utilisés vivants et traqués dès leur naissance. Les pierres issues de leur essence sont extrêmement rares, et plus encore : elles sont illégales.
Mon père releva les yeux vers moi.
— Tu possèdes un objet interdit, un artefact qui te protège et t'assiste. L’essence de Renifleur agit comme un brouilleur. Ainsi, ta bague révèle l'âme que tu devrais avoir. Aux yeux de tous, elle semble n'être qu'un simple ornement, une fantaisie. Il est crucial de te maintenir en vie, Matt.
— Je comprends pas…
— Si le Grand Conseil savait ce que tu portais, s’ils voyaient que tu portais de l’essence de Renifleur… Tu risquerais de mourir.
Je reculais ma main dans la surprise. Que voulait-il dire ? Qu’il mettait ma vie en jeu, encore ? La fraude, la bague… Quoi d’autre ? N’avais-je été qu’une marionnette ? Mon visage se déformait de déception, de tristesse… D’une multitude d’émotions.
Mon père pencha la tête de côté.
— Personne ne peut deviner qu’il s’agit d’essence de Renifleur Matt. Personne. Vu de l’extérieur, il s’agit d’une simple bague. Comme on en trouve sur beaucoup d’Altruiste. Ça permet d’exposer son âme à la vue de tous et ainsi éviter tout soupçon de fraude.
Je lâchai les épaules de Célestin — qui n’avaient pas cessé de claquer des dents — et commençai à faire les cent pas. Comment interpréter ce que me disait mon père ?
— Je comprends rien Papa…
— Pourquoi te donnerais-je un objet interdit, à ton avis ?
— Justement, j’en ai foutrement aucune idée ! Tu es une légende si on en croit les dires, le sauveur du Grand Conseil… Malgré toutes les insultes que tu as pu proférer sur eux… Je… Tout ça n’a aucun sens. Pourquoi as-tu sauvé le Grand Conseil ?
Mon père me contourna et retourna se placer face à Mirabella.
— Tu voulais une réponse claire ?
— Ah, parce que c’était ça votre réponse claire ? Ironisa-t-elle en croisant les bras. Vous savez aller droit au but, vous, y’a pas à dire.
Elle fit une moue renfrognée, soutenant son regard. Mon père lui fit un sourire.
— Je suis une légende parce que je suis le fondateur des Anges Noirs.
Je faillis tomber à la renverse. Mirabella ouvrit grand la bouche, si bien que du gel se formait sur ses dents. Célestin restait identique à ce début de conversation : toujours congelé. Ses yeux ne clignaient plus.
Je repassais mon bras autour de ses épaules, même si cela ne changeait rien. Oh, et bien sûr, j’attendais que mon père poursuive ses explications.
— Notre phrase secrète est : Les légendes voyagent toujours par trois. Si tu es un membre des Anges Noirs, tu dois répondre : Non, elles voyagent par deux. C’est comme ça que l’on se présente, afin de rester discret. En effet, on peut dire que j’ai sauvé le Grand Conseil. Quelle meilleure couverture que celle-ci ? Personne ne me soupçonnera jamais d’être le créateur de ce mouvement.
Mirabella me lança un regard choqué. Ses poumons ne bougeaient plus, comme si elle faisait de l’apnée. Puis, elle finit par relâcher tout l’air en elle, et de se recroqueviller.
— Attends, ça veut dire que… Mes parents sont membres du mouvement ? S’écria-t-elle, les yeux écarquillés.
Je me souvenais qu’en début d’année, Melvin aussi m’avait sorti cette phrase…
— Et Melvin, complétai-je donc en lançant un regard vers Mirabella.
— Je sais.
Celle-ci contemplait le sol et n’ajouta rien. Elle semblait perdue dans ses pensées.
— Tu sais ? répétai-je, surpris.
— Il m’avait dit de rien dire, d’accord ? Je pouvais pas juste… juste vous le dire, comme ça, essaya-t-elle de se défendre.
— Depuis quand tu gardes les secrets de Melvin ?
— Je garde pas ses secrets ! s’écria-t-elle. C’est juste que… enfin, laisse tomber.
Elle reporta son attention vers mon père.
— Mes parents en font partie ?
Mon père hocha la tête.
— Oui, ils font bien partie du mouvement.
Je repensais à tous les échanges que j’avais eus avec Melvin depuis le début. Aux questions qu’il avait posées sur mon père. Il essayait de savoir si je faisais partie du mouvement. Et toutes ces choses qu’il m’avait dites… J’avais cru à des menaces alors que c’était de simples mises en garde. Pour me protéger.
Comment avais-je pu être aussi aveugle ?
— Et Vilenia… Il a essayé de l’aider, alors ? demandais-je à mon père.
— Dès qu’il a su qu’elle était une fraude, il nous l’a dit. Il a fait de son mieux, malheureusement Vilenia s’est laissé emporter par ses sentiments. Ça a causé sa perte.
Mirabella ouvrit la bouche puis la referma.
— Cela fait des millénaires que je me soumets à leurs règles, toujours plus injustes et réductrices. Un monde où les humains prolifèrent, mais ne meurent plus. Un monde où les Maîtres de La Mort disparaissent à une vitesse alarmante. Un monde où le Grand Conseil, corrompu, a scellé un pacte avec les dirigeants humains pour préserver la vie des plus riches. Un monde qui est complètement déséquilibré. Que ce soit dans notre existence humaine ou celle d'Altruiste, tout est dicté, prémâché. Où est passé notre libre arbitre ? Quand j’ai commencé, les humains étaient libres de leurs choix. Nous, les Altruistes, étions censés être là pour les soutenir, les aider à faire leurs choix, pas pour leur imposer quoi que ce soit. Quant à nous… Nous sommes maintenant privés de notre humanité. Les Cupidons ne peuvent pas aimer, La Mort et La Vie ne ressentent rien… Est-ce que notre vie à nous ne compte pas ? Nous devons remplir notre rôle, bien sûr, mais pourquoi faut-il perdre tout ce qui fait de nous des êtres vivants ? Cela a trop dévié. L’équilibre de la vie doit être rétabli, mais dans le bon sens.
Mon père faisait les cent pas, les mains dans le dos. Je n’avais jamais vu autant d’expression sur son visage.
— J'ai donc pris la décision de fonder ce mouvement pour aller dans cette direction. Pour y parvenir, nous avons dû créer nos propres Altruistes, selon nos règles. Nous en sommes responsables, et c’est grâce à nous que toutes les âmes peuvent vivre et nous rejoindre. Le moment est venu, tout va se jouer maintenant, avec vous.
J’avais encore tellement de questions à lui poser. Qui étais-je ? Quel type de fraude étais-je ? Qu’est-ce que ça voulait dire, concrètement, être une fraude ? Qu’est-ce qui faisait de moi une personne différente ? Que faisait le mouvement exactement ?
— Je n’ai plus beaucoup de temps, finit par dire mon père en observant sa montre gousset. Je dois vous ramener. Je pense que ton ami a besoin d’un bon bain chaud.
Sans plus attendre, mon père nous saisit par la main et nous ramena au campus. Même si les lieux m’étaient familiers, tout semblait avoir changé autour de moi. Comme si ma vie venait de prendre un autre tournant. Désormais, je faisais officiellement partie des rebelles. Plus de machines arrière possibles. Le Grand Conseil était devenu mon ennemi.
J’étais de retour dans ma chambre avec des milliers de questions en tête. Je faisais les cent pas ayant l’impression que ma tête allait exploser. Je me la tenais, tant j’avais l’impression qu’elle était lourde. Je devais sortir prendre l’air. Ce n’était pas possible pour moi de rester enfermé entre ces quatre petits murs.
Après avoir saisi mes clefs, je descendis les marches. Je voulais hurler, mais je ne pouvais définitivement pas le faire. Maintenant plus que jamais, je ne devais pas attirer l’attention. C’était un nouveau tournant pour moi.
— Matt ?
Je relevai la tête. Sans m’en rendre compte, j’avais marché jusqu’à la chambre d’Alice. C’était la seule personne que j’avais envie de voir. Dans tout ce chaos, elle était celle qui faisait taire les voix. Celle qui me mettait du baume au cœur. Qui m’aidait à penser à autre chose.
Elle m’attira à l’intérieur de la pièce et je constatai qu’elle avait nettoyé les débris du cadre.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? me demanda-t-elle presque en murmurant, saisissant mon visage entre ses mains douces.
— Tout.
Elle fit une moue compatissante et me prit dans ses bras. Je me sentis tout de suite mieux contre elle. Elle était ma bulle, mon échappatoire. Ce n’était pas bien, je le savais. Mais comment pouvais-je faire autrement ?
Elle m’entraîna vers son lit puis s’assit contre ses coussins. Avec délicatesse, elle m’attira contre elle. Je posais ma tête sur ses jambes. Ses mains caressaient mes cheveux. C’était doux, agréable. Si le temps pouvait se figer, j’aurais pu rester comme ça toute ma vie. Contre elle. À sentir son odeur, sa chaleur. Et surtout, à me sentir empli de bonheur, comme jamais auparavant.
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