Chapitre 1
Agostino jette un œil au-dessus du rempart.
De l’autre côté de la place, à environ douze mètres, l’ennemi se regroupe pour l’assaut final. Le garçon comprend que lui et sa bande ne pourront pas résister longtemps. Comment feraient-ils, juste Livia, Silvio et lui, à trois contre dix ?
Soudain, une boule de neige fend l’espace et éclate sur le banc. Agostino se rétracte et s’assied auprès de ses amis.
— Vous tirez comme des patates, vous louperiez une vache dans un couloir ! crie-t-il à leurs adversaires.
— Tu penses que c’est le moment de les énerver ? ironise Livia.
— Je crois que c’est le moment de vendre chèrement notre peau, rétorque Agostino. Ils vont bientôt attaquer !
Silvio passe la tête par-dessus le dossier. L’autre équipe mène un conseil de guerre, les minutes sont comptées. Agostino et lui n’ont que deux boules chacun, Livia trois. Impossible de résister avec si peu de munitions. L’ennemi dispose des réserves quasi illimitées du terrain alors qu’eux ont épuisé toute la neige environnante.
Ce matin, la journée avait pourtant bien commencé. Si rare à Venise, la neige recouvrait la cité d’un manteau blanc et doux. Peu de temps après le petit déjeuner, les enfants du quartier laissèrent de côté les cadeaux de Noël pour se retrouver sur la place. Une grande bataille fut rapidement organisée sur leur terrain de jeu préféré. Le Campo de la Celestia se prête parfaitement à l’exercice et offre de nombreuses cachettes avec ses bancs et ses arbres minces pour des bambins d’une dizaine d’années.
Lorsque le vent avait fraîchi et que la neige avait recommencé à tomber, la plupart des gamins étaient rentrés se mettre à l’abri. Il ne reste plus que deux équipes. Celle de Livia et celle d’Alceo, son grand frère. Ce dernier a réussi à rallier quelques garçons à sa cause. Depuis une heure, il mène une lutte sans merci contre sa sœur et ses amis.
— Il faudrait partir, courir avant l’attaque, propose Livia, entre deux claquements de dents.
— Mieux vaut mourir que perdre son honneur, réplique Agostino en reniflant de mépris.
— On n’a aucune chance, ils sont trois fois plus nombreux que nous ! Il n’y a aucun honneur à être débile, riposte Livia en soutenant le regard du garçon.
— Ouais. Bah, on devrait pas permettre aux filles de jouer, la guerre c’est pas une affaire de nénettes, marmonne Agostino.
Avant qu’il termine sa phrase, Livia se lève, arme son bras et projette une boule de neige en direction d’un adversaire trop téméraire. Le projectile le cueille par surprise et l’attaquant rebrousse chemin, piteux, les cheveux pleins de poudre blanche et froide.
— Tu disais ? demande Livia en se remettant à couvert.
— Livia a raison, on peut pas gagner, intervient Silvio. Si on part maintenant, on devrait arriver au pont sans se faire toucher, c’est une zone neutre, on a le choix entre la défaite ou un match nul.
Agostino doute, jette un œil sur les troupes d’Alceo. Ils préparent de nouvelles munitions, certains commencent à se déplacer, l’heure de l’assaut approche.
— D’accord, cède-t-il, mais je reste ici pour couvrir votre fuite.
— Non, on se lève, on balance tout ce qu’on a en courant sur eux, puis on file vers le canal, commande Livia. Le temps qu’ils comprennent ce qui se passe, on aura déjà une bonne avance. Au pire, on s’arrête au coin, et on refait une réserve de boules.
Un peu agacé, Agostino doit s’y résoudre, le plan de leur copine ne manque ni de panache ni d’audace et pourrait marcher.
— OK, on compte jusqu’à trois ? finit-il par dire.
— Ils se regroupent, il ne faut pas tarder, le coupe Silvio.
— Maintenant ! crie Livia en sautant sur ses pieds et en tirant en direction de son frère.
Les deux garçons la suivent en hurlant et jettent leurs dernières munitions sur leurs ennemis qui, surpris et effrayés, battent en retraite. Le temps qu’ils se ressaisissent, la petite bande a bifurqué vers l’autre bout de la place.
La troupe d’Alceo va se lancer à leurs trousses, mais leur chef les coupe dans leur élan.
— Regardez-les détaler comme des lapins, crie-t-il avant d’éclater de rire.
La joie des tyrans est contagieuse et se répand chez leurs sujets avec la même vitesse que la peur. Aussi, les compagnons d’armes d’Alceo préfèrent-ils rigoler avec lui plutôt que de poursuivre les fuyards.
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