Koliakós
Thomas Lanak De T. Havers n’avait jamais prétendu être quelqu’un de remarquable. Né dans une famille modeste, il avait grandi entouré de chaleur et d’amour, mais avec cette conscience permanente de ne jamais pouvoir réellement dépasser les murs invisibles que la vie semblait avoir érigés autour de lui. Il n’était pas le prince d’un conte, ni un héros de légende, et il n’avait jamais cherché à l’être. Mais l’existence, avec sa manière cruelle de rappeler les limites des hommes, lui avait appris qu’il ne suffisait pas de simplement rester en retrait pour éviter les blessures.
L'adolescence lui avait laissé des marques, invisibles mais profondes, comme un poisson qui mord sans cesse à l’hameçon, ignorant qu’il n’est qu’un jouet dans les mains de quelque chose de plus grand que lui. À chaque morsure, à chaque rechute, il s’en sortait, mais jamais indemne. Les égratignures devenaient des cicatrices, les coupures des plaies ouvertes, et à la fin, tout semblait se briser : ses certitudes, ses repères, jusqu’à cette chose qu’il appelait son cœur. Pourtant, Thomas continuait de sourire. Un sourire sincère, mais fragile, comme un soleil derrière des nuages menaçants.
De son père, Thomas avait appris à être fort. Pas dans la manière dont un garçon se construit des muscles ou adopte une posture virile, mais dans cette capacité à porter le poids des jours sombres avec dignité. Son père lui avait murmuré, dans les derniers instants de lucidité avant que la maladie ne l’emporte : "Être un homme, ce n’est pas ce que tu crois, fiston. Ce n’est pas un corps solide, ni une voix grave. C’est cette étincelle que tu trouves quand tout s’écroule. Ce grain que les autres n’ont pas."
Mais ce grain, Thomas ne le comprenait pas encore. Il le cherchait désespérément, à travers des efforts souvent vains, à travers des sacrifices qu’il ne savait pas toujours justifier. Et puis il y avait eu cet événement, celui qui avait éteint une lumière précieuse dans sa vie. Son meilleur ami, l’écho de son adolescence, s’était envolé, emporté par ce que l’on murmure comme un suicide. La nouvelle l’avait frappé de plein fouet, comme un coup de vent qui arrache les voiles d’un navire. Et dans ce moment de stupeur, Thomas n’avait pas ressenti de tristesse immédiate. Non. Il n’avait ressenti qu’un vide.
"Ai-je manqué quelque chose ? Ai-je échoué à être là ?" Ces questions s’étaient gravées en lui comme une brûlure lente, alimentant une culpabilité qui refusait de disparaître. Il n’était plus seulement Thomas, ce garçon fringuant et musclé qui souriait à la vie. Il était devenu un homme hanté par ce qu’il ne comprenait pas encore : ce grain, cette particule qui fait tenir debout quand tout semble vouloir mettre à genoux.
Et, depuis, ce fut une véritable descente aux enfers pour Thomas. La perte de sa mère, qui s’éteignit de chagrin peu après son père, le laissa seul face à un monde qu’il ne comprenait pas encore. Sans vraie famille pour l’épauler, il termina le lycée comme un étranger dans sa propre vie, naviguant à vue parmi des choix de vie qui semblaient étrangement décalés. Ses décisions, bien qu’empruntes de courage, étaient comme un tournesol poussé loin des champs : éclatantes en apparence, mais isolées, fragiles, et vouées à faner plus vite qu’il ne l’aurait cru.
C’est à partir de là qu’il s’abandonna à sa résilience. Une qualité qu’on loue souvent chez les survivants, mais qui, chez Thomas, était teintée d’une amertume douce-amère. Sa résilience n’était pas un don qu’il partageait avec les autres, mais un fardeau qu’il imposait involontairement à son entourage. Il se reconstruisait, oui, mais à chaque mur qu’il relevait, il dressait une barrière, isolant un peu plus ceux qui tentaient de l’approcher. Et aujourd’hui encore, en arpentant les méandres de son esprit, Thomas ne pouvait s’empêcher de revoir ses erreurs, comme des cicatrices mal refermées qui continuaient de picoter.
Puis vint Zoé. Le coup de foudre fut immédiat, brutal, un éclair dans une nuit orageuse. Thomas, d’ordinaire si rationnel, bascula dans une obsession qu’il ne parvenait pas à maîtriser. Ce n’était plus de l’amour, mais une quête désespérée pour combler un vide qu’il refusait d’admettre. Il vivait pour elle, ou plutôt à travers elle, adaptant chacun de ses gestes, chacune de ses paroles à ce qu’il imaginait être ses attentes. Ses efforts, bien que sincères, devenaient un spectacle presque absurde : teintures capillaires, tenues soigneusement choisies, mains tremblantes lors des moindres occasions. Il était le clown du lycée, prêt à tout pour un sourire de Zoé.
Le pire, c’était que cela fonctionnait, du moins en apparence. Zoé souriait, riait même parfois de ses excès, mais jamais d’une manière qui réchauffait véritablement son cœur. Pour elle, il n’était qu’une distraction dans une période sombre, une lumière vacillante qui peinait à briller face à l’ombre de son véritable amour disparu : le meilleur ami de Thomas. Ce dernier, aveuglé par ses sentiments, ne voyait pas l’évidence. Pas avant ce dernier jour, où il décida de se déclarer.
Avec toute la sincérité qu’il avait accumulée au fil des années, il lui ouvrit son cœur, croyant enfin toucher un bonheur qu’il pensait mériter. Mais son amie, dans une douceur qui n’enlevait rien à la cruauté de la vérité, lui répondit doucement :
— Thomas… Je ne peux pas te mentir. Tout ce que tu as fait… c’était magnifique. Tu as illuminé des journées qui, autrement, auraient été si sombres. Mais… Je ne t’ai jamais aimé comme tu m’aimes. Mon cœur était ailleurs, avec lui. Et depuis qu’il est parti, je crois que je n’ai jamais su où regarder. Je te remercie pour tout, vraiment. Tu mérites tellement mieux que ça. Tellement mieux que moi.
Ses mots le frappèrent, mais ils ne le détruisirent pas. Il sourit, un sourire tremblant, plein de larmes et de regrets, mais aussi de soulagement. Il la remercia à son tour, pour ces années à jouer un rôle qu’il savait finalement vain, et rit doucement malgré tout, un rire où se mêlaient la tristesse et une étrange forme de libération. C’était la fin d’un chapitre qu’il avait écrit seul, et pour la première fois, il se demandait s’il n’était pas temps d’en commencer un autre, où il cesserait de jouer pour enfin être lui-même.
Sous un ciel chargé de nuages gris, la pluie martelait le toit de la tour comme pour accentuer la solitude qui enveloppait Thomas. Ses pas résonnaient sur le métal froid du dernier étage, où il se tenait face à une décision qui pourrait bien sceller son destin. Tout avait commencé par une réunion banale, un échange fortuit avec sa prof du lycée qui, sans qu’il ne s’en rende compte, l’avait conduit jusqu’ici. À cet instant précis, il se demandait encore ce qui l’avait poussé à persister. Était-ce cette admiration lointaine pour ceux qui tenaient la scène, pour ces leaders révolutionnaires universitaires qui avaient su captiver les foules ? Ou bien, était-ce ce feu qu’il sentait brûler en lui, un feu qu’il n’avait jamais appris à reconnaître ?
Thomas fouillait les débris laissés dans ce qui semblait être un espace abandonné. Ses doigts glissèrent sur un sachet en plastique usé contenant un message cryptique. Comme d'habitude, cela ne pouvait venir que de lui et sans hésiter, il le glissa dans sa poche. La nuit s’étirait, les premières lueurs de l’aube s’invitaient. Il se redressa, trempé par la pluie. Ses lunettes embuées dissimulaient à peine une expression plus dure, plus résolue.
Au loin, Meliorno veillait. Assis sur le sommet de l’ascenseur, ses yeux cernés brillaient d’un éclat étrange. Fatigué mais toujours souriant, il fredonnait doucement un air old-school, une habitude qui ajoutait à son aura énigmatique. Il observa Thomas longuement avant de briser le silence :
— Alors ! Tu as pris ta décision ?
Ce dernier ne répondit pas immédiatement. Ses épaules trempées par la pluie semblaient porter un poids bien plus lourd que l’eau. Il tourna son regard vers l’horizon où le soleil hésitait encore à se lever. La rosée du matin et l’odeur de l’air humide emplissaient ses sens, comme si le monde entier retenait son souffle pour attendre sa réponse. Enfin, il se tourna lentement, la mine grave, et répondit d’une voix claire.
— J’accepte !
Meliorno haussa les sourcils, un sourire en coin.
— Oh ! lâcha-t-il, presque amusée et surpris.
— Mais je ne compte pas faire partie de votre secte.
Un éclat de rire rauque traversa la gorge de Meliorno.
— Hmm ! Comme tu voudras alors.
Il sauta avec agilité du sommet de l’ascenseur, ses bottes résonnant sur le sol. Tout en fredonnant, il se dirigea vers les commandes de l’appareil. Avant d’entrer, il se retourna une dernière fois vers Thomas.
— Rendez-vous avec la reine cet après-midi, au Palais de Burningham. Ton nom de code… poignant comme une teigne… Je dirais que ce serait Kolia… Trop court ! Pourquoi pas Koliakós ! Ce sera Koliakós !
Avec un mouvement précis, il lança un papier en direction de Thomas. Ce dernier l’attrapa au vol et y jeta un coup d'œil. Son nom y était inscrit, accompagné de la signature de Meliorno. Avant qu’il n’ait le temps de réagir, l’ascenseur s’enclencha dans un bruit mécanique, emportant Meliorno vers le bas. Sa voix, portée par l’écho, continuait de chanter, une mélodie à la fois joyeuse et glaçante.
Thomas resta immobile un moment, le papier dans une main et l’autre serrée en un poing. Le vent s’intensifiait, dispersant les gouttes de pluie sur son visage, mais il ne bougea pas. Le soleil s’élevait enfin, baignant la tour d’une lumière pâle, comme pour annoncer que ce jour marquerait le début d’un nouvel acte dans cette tragédie.
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