Une dernière blague
Au fond de son chapiteau barriolé, Coco le Rigolo pense à sa dernière blague. Il lui en faut une belle, une simple à retenir pour que les enfants se la racontent dans les cours d'école.
- Chef ! s'enquit une voix.
C'est Gigi, le clown triste.
- Les comiques du Sud se sont fait prendre. C'est fini, il ne reste plus que nous.
Coco reçoit la nouvelle avec dignité. Il savait que ce moment viendrait, mais une larme brille au coin de son œil malgré tout. Les comiques du Sud étaient d'excellents jongleurs et leur cœur était brave ; ils ne méritaient certainement pas une telle fin.
- Ainsi nous y voilà, souffle-t-il. Nous sommes les derniers remparts contre la police de l'humour.
Un clown qui pleure, c'est de mauvais augure.
Alors Coco se ressaisit, il ne doit pas dévier de la voie qu'il a choisi ; même dans les moments les plus sombres. Bien sûr, il aurait aimé pouvoir jouer de nouveau la scène du monocycle, ou celle du pied dans le seau... Mais le temps s'écoule comme du sable dans la main, trop vite.
- On vous attend dehors, Chef.
Et tandis que Gigi fait un pas à l'extérieur, Coco demeure seul. Aurait-il dû mener tous ces clowns à l'abattoir comme il l'a fait ? Devrait-il accepter que le rire n'ait plus sa place en ce monde ? Fou qu'il était de penser qu'un simple gag suffirait à changer la loi. Aujourd'hui, ses pitreries seront le clou du cercueuil des derniers fêtards, des derniers loufoques et autres bouffons. Mais qu'est-ce qu'ils auront ri. Si le monde ne peut plus rire, alors ils l'auront fait pour lui.
Contemplant le dernier grain de sable collé à sa paume, il serre le poing. Mais bien sûr ! Coco rajuste sa perruque mauve, pomponne son nez rouge et avance dans la lumière aveuglante de son dernier jour.
Quelle n'est pas sa surprise en constatant dès ses premiers pas qu'une charette est dans son passage !
- Chef ! Gigi s'avance alors vers lui. Moi et les gars, on a réussi à vous trouver un aller pour l'Ouest. Si vous restez planqué dans la paille deux jours durant, vous devriez pouvoir atteindre les landes de l'...
Coco lui emplâtre une tarte à la crème en plein visage. Tout autour de lui, il ne voit que des clowns malheureux et brisés. Pas un sourire, pas une fleur dans leur veste... Pour leur dernier jour de liberté, ils pleurent sans éclaircie.
- Amis comiques !
Il monte dans la charette, de manière à bien voir tous ses compagnons languissant.
- La police de l'humour est à nos portes ! Tous nos compères à travers le monde sont maintenant des prisonniers, il ne reste plus que nous...
Les clowns baissent les yeux, dépités.
- Alors que me proposez-vous ? De m'enfuir ? De me terrer dans les landes ? Quand l'heure de mon spectacle arrive enfin ?! Ma parole vous êtes des grands maboules ! Il est temps pour nous de faire notre show, les amis ! On est enfin sous les feux de la rampe, et vous tirez des tronches d'enterrement ! Que vous faut-il de plus ? Reprenez donc vos perruques, gonflez-moi vos plus beaux ballons, et sortez les plus grandes pompes que vous ayez ! On sort faire un numéro qu'ils ne sont pas prêts d'oublier !
- Alors... intervient Gigi qui s'essuie encore le coin des lèvres. Vous voulez qu'on se batte ? Mais avec quelles armes ? Quelle armée ? Nous ne sommes qu'une poignée de rigolos.
- Non, mon chou. Nous n'allons pas nous battre... Nous allons les faire rire, vous m'entendez ?!
Les clowns lèvent petit à petit la tête. Faire rire ? Oui, ça ils savent le faire. Mais la police de l'humour ne s'esclaffe jamais, c'est connu. Pourtant Coco ne rigole pas non plus :
- Pour chaque bombe à gaz, une tarte au chocolat ! Pour chaque coup de matraque, un tir de pistolet à eau ! Et pour chaque balle au cœur, une blague dans le mille ! Touchez-les comme ils vous touchent ! Et le monde se souviendra qu'à ce jour, la police de l'humour aura ri !
Levée de gants pour Coco. Oui ! Ils peuvent au moins gagner ce combat là ! Les clowns se redressent enfin ; ils entonnent un chant paillard et se maquillent gaiement de peinture blanche. C'est vrai que leur visage s'innondent de larmes, pourtant leur sourire s'étend déjà jusqu'aux oreilles : ils songent en avance à leurs farces, et cela suffit à les rendre jouasses !
- Malgré tout, ne prenez pas ce jour à la légère ! Ils ne sera pas facile d'amuser l'ennemi, non ! Il va falloir de la sueur et du sang, il va falloir des nerfs d'acier, une volonté à toute épreuve ! Seule une poignée d'entre nous sera peut-être capable d'arracher un rire véritable, mais personne n'ira dire que les clowns auront reculé ! Jamais ! Car même en face d'un public difficile, nous donnons toujours notre meilleur ! Nos cascades et nos blagues seront les mots d'adieux de nos âmes ! Et lorsque nous rejoindrons le chapiteau célèste de nos camarades tombés au combat, on en aura des bonnes à leur raconter ! Des très bonnes mêmes ! Alors préparez-vous pour la tragédie la plus comique de toute l'histoire !
Il n'en aura pas fallu plus pour enflammer les regards et les hourras de tous les amuseurs, de tous les batifoleurs et de tous les saltimbanques. Le show peut commencer !
Ainsi, Coco se laisse doucement bercer par le courant d'air qui lui chatouille les joues. Il y est parvenu, ses compagnons livreront bataille avec la fougue d'un clown du premier avril ! Écartant alors les doigts, il laisse partir son grain de sable au gré du zéphyr.
Aucun rigolo n'en réchappa ; la bataille fut un carnage sans précédent. Et pourtant, le déroulement de l'opération demeure encore un mystère : en effet, quand les agents de la police de l'humour durent faire leur rapport, ils étaient tous tellement aux éclats qu'ils étaient bien incapables de parler. Et le plus étonnant, c'est que même à ce jour, le seul souvenir de cette fameuse bataille suffit encore à en faire pleurer de rire les derniers témoins...
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