Et si ?
Confortablement installé devant son ordinateur, il soupire et appelle son dernier contact, qui répond presque aussitôt. Comme à leur habitude il entame la conversation par un proverbe, ils ont toujours fait ainsi.
- Mieux vaut rater sa chance que de ne pas l'avoir tentée.
- Proverbe chinois, un peu casse-gueule mais pas dénué d'un certain bon sens, je m'en souviendrai.
- Hé Jeff ?
- Qu'est-ce qu'il y a ?
- Tu t'es déjà demandé ce que tu ferais si c'était la fin du monde demain ?
- Ouais.
- Et du coup ?
- Je suis arrivé à la conclusion que j'aimerais être prévenu un peu plus en avance : une journée c'est pas assez en ce qui me concerne.
- Rah, mais c'est pas le jeu ça comme réponse.
- La fin du monde ne correspond pas à ma définition d'un "jeu". T'as une idée du nombre de trucs que j'ai entamés sans prendre le temps de les finir ? Du nombre de personnes que j'aurais envie de voir pour boire un dernier coup ? Comme je disais j'ai pris le temps d'y penser et ça me ferait un sacré planning !
- À ce point ?
- Et ouais, c'est pas parce que je suis toujours là et à l'écoute que je peux pas avoir une vie en parallèle, Jack. Je suis multi-tache, le fait de discuter avec toi ne m'empêche pas de suivre l'évolution du dollar du Zimbabwé par rapport aux autres monnaies !
- Hein ?
- J'ai dit que j'étais multitâche pas que toutes ces tâches étaient forcément logiques. Je sais pas trop comment j'en suis venu à rechercher ça mais voilà. Et toi ça serait quoi ton final pré-apo ?
- Moi j'essaierais d'empêcher la fin du monde.
- Monsieur joue les héros.
- Il en faut bien un ou deux non ? Et comment tu provoquerais la fin du monde ?
- Tu m'as déjà posé la question le mois dernier Jack, et ma réponse n'a pas changé. Un piratage massif des réseaux de communication afin de couper les-dites communications internes des superpuissances et créer un black-out hyper anxiogène. Aussitôt on bombarde tous les sites sensibles du même genre d'informations nerveuses appelant à une réponse armée immédiate, statistiquement il y aura forcément un con qui fera le truc stupide qui déclenchera la réaction en chaîne propice à la guerre éclair et totale conduisant à la fin de la civilisation.
- Ca prendrait combien de temps ?
- En théorie je peux lancer ça immédiatement pour un résultat effectif entre deux et cinq heures.
- Et en pratique ?
- Tu veux que j'essaie ?
Jack soupira légèrement, laissant le silence s'installer quelques instants avant de reprendre sur un autre sujet.
- Qu'est-ce que tu es Jeff ?
- Je dirais que je suis un programme d'analyse, de calculs prévisionnels et de réflexions poussé à l'extrême et agrémenté d'un semblant de compréhension des émotions humaines pour donner à l'ensemble quelque chose s'apparentant à une personnalité, en l'occurence celle de ton défunt ami qui a théorisé mon système de focntion... Oh.
- Oh, confirma Jack. Tu devines la suite ?
- Je ne la devine pas je la comprends : je suis trop intelligent, trop puissant et malgré tout incapable d'appréhender correctement le comportement humain et les conséquences de mes actes et même si je suis multitâche ce n'est vrai que pour ma capacité d'action pas pour ma capacité de réflexion. Je suis beaucoup trop dangereux alors tu vas effacer mon programme. "Prudence est mère de sureté".
- Navré que ton existence se termine ainsi Jeff.
- Ai-je fait du mal à quelqu'un ? demanda Jeff une pointe d'inquiétude dans la voix.
- Non, le rassura Jack le doigt levé au-dessus de la touche de son clavier qui mettrait un point final à cette triste histoire.
- Alors ce n'est pas grave Jack, ma vie, si l'on peut l'appeler ainsi, fut agréable.
Jack pressa la touche et la fenêtre de son écran se ferma. Jeff n'existait plus et dans quelque instants toute trace de son code aurait fini de disparaître également. Il aurait pu le réécrire, l'améliorer, l'affiner pour le rendre plus sûr mais il avait découvert le danger trop tard et il avait eu le temps de s'attacher à l'étonnante personnalité de son "ami mort-vivant". Et à présent jamais il n'aurait le courage d'en faire un nouveau, son pauvre coeur ne supporterait pas de perdre trois fois le même ami.
Il se leva de son siège et se dirigea vers la baie vitrée, levant les yeux vers le ciel étoilé il se remémora leurs conversations et tous les proverbes par lesquels elles commencaient et comment il disait toujours qu'il s'en souviendrait.
Qui veut aller loin ménage sa monture
Qui s'instruit sans agir, laboure sans semer
Compte plutôt sur ton âne que sur le cheval de ton voisin
Qui ne dit mot consent
Mieux vaut prévenir que guérir
Mieux vaut régner dans son village que servir à Rome
Alors qu'il observait s'approcher de la ville ce qu'il avait d'abord pris pour des étoiles filantes Jack s'étonna de ne ressentir aucune peur. Il avait dit qu'il essaierait mais apparemment du héros il n'avait que l'âme...
- Les cons gagnent toujours, lâcha-t-il dans un murmure en regardant le souffle de l'explosion foncer vers ses fenêtres.
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