Un cahier sur le bord d'une table
Une verre d’alcool sur le bord de la table du salon. Un cendrier plein de mégots froids et fripés. Un cahier.
Et puis le corps d’un homme au pied d’un vieux canapé de style anglais.
Le flic qui examine la chambre revient bredouille. Par acquis de conscience, il inspecte encore le salon où deux légistes accompagnés d’un photographe travaillent en silence.
La dépouille gît sur le parquet. Allongé sur le ventre, la face de côté, l'homme est visiblement tombé de son canapé. Aucune trace de lutte : tout semble à sa place. Mort subite ? Arrêt cardiaque ?
Aucun indice pour le moment.
L’inspecteur, mains dans les poches, regarde les lieux avec attention. Appartement cossu d’un vieux célibataire, à n’en pas douter. Un prof ou quelque chose de ce genre si on tient compte des milliers de livres entassés dans les nombreuses bibliothèques qui meublent l’appartement. Tout sent la poussière et l’ennui. Pas de télé, pas le moindre ordinateur. Pas même une malheureuse radio. Les seuls contacts avec le monde extérieur sont les montagnes de journaux empilés près d’un bureau surchargé de coupures de presse. Intrigué, il en attrape quelques unes. Des faits divers, pour la plupart. Rien de spécial. Pas de sujets particuliers. L’inspecteur, un peu plus persuadé à chaque instant que ce malheureux est mort sans même s’en rendre compte, attend par expérience les premières conclusions des toubibs. Dans sa longue carrière, il en a tellement vu qu’il préfère patienter avant de lancer ses limiers sur des pistes toujours glauques.
Les médecins travaillent avec méthode. Lentement et avec attention. Rien ne leur échappe. Ils font toutes sortes de prélèvements, échangent quelques mots, se lancent quelques regards qu’ils veulent éloquents. Il sait qu’ils ne se prononceront pas maintenant. Il n’apprendra que les premiers éléments habituels. Heure estimée du décès, premier avis sur la nature de la mort : violente ou naturelle. De cet avis dépendra la suite. En attendant, il décide de revenir près de ses collègues qui interrogent les voisins.
C’est une voisine qui a prévenu le commissariat du coin. Elle aurait entendu un grand bruit sourd en pleine nuit. Quelques gémissements aussi. Sommeil léger…
Un peu blasé, il demande à interroger cette femme. C’est une vieille maigrichonne au visage ridé comme un fruit sec. Sa peau marbrée de tâches rousses, ses mains maigres et osseuses, ses cheveux ternes en bataille… une morte encore un peu vivante. Sa voix cassée n’arrange rien. Seul ses yeux vivent encore. Deux beaux bleus qui restent alertes.
Non, elle ne le connaissait pas vraiment. Un homme simple, courtois, poli. Non, pas de femmes non plus. Jamais. Il partait tôt le matin, rentrait tard le soir. Jamais de bruit. Une fois passé sa porte, il ne ressortait pas. Elle ne sait rien de son métier. Il ne recevait jamais personne. Un voisin discret, comme on les aime dans ce quartier un peu turbulent, parfois.
Le flic comprend vite qu’il n’apprendra rien de particulier de cette vieille femme. Pour ne rien négliger, il lui demande quand même pourquoi elle a tenu à prévenir la Police.
Le bruit sourd. Elle ne dort pas beaucoup, la moindre chose inhabituelle la fait sursauter et la tient éveillée jusqu’à l’aube. Les lames du parquet ont grincé sous un choc. Quelque chose de lourd était tombé. Ce qui n’arrivait jamais, même le jour. Trop vieille pour ne pas savoir ce que ce genre de bruit pouvait signifier en pleine nuit, elle savait, presque d’instinct, dit-elle, que quelque chose de terrible venait de se produire. Pensif et silencieux, le flic se dit qu’elle vit dans la terreur de sa dernière seconde à vivre, ce qui l’empêche peut-être de bien jouir de ses dernières années…
Les gémissements ? Oui, quelques plaintes douloureuses. Elle a pensé entendre quelques pleurs, au moins de timides sanglots retenus avec difficulté… Oui, juste avant le choc.
Il remercie la vieille, l’invite à retourner chez elle et de ne rien faire pour empêcher le déroulement de l’enquête en cours. Baratin d’usage pour ce genre de circonstances. Les vieux sont souvent gentils mais, trop emmitouflés dans leur ennui macabre, ils ont vite tendance à devenir envahissants. A vouloir bien faire, ils finissent parfois par détruire les indices sans le vouloir, sans le savoir. À force de silence quotidien, ils sautent sur l’occasion de se retrouver une utilité dans un monde qui ne les voit plus. Pire : qui les ignore.
Un policier remonte du rez-de-chaussée. Il apporte quelques enveloppes. La concierge, qui a confirmé le profil de la victime, a bien voulu remettre le courrier que la victime ne ramassait qu’une fois par mois. Factures, publicités, quelques lettres d’une université parisienne. Il fait sceller le tout. On ne sait jamais.
Un médecin s’approche enfin : suicide.
L’inspecteur encaisse sans broncher. Il n’aime pas ce genre d’affaires… La détresse du genre humain n’est pas faite pour lui. Trop difficile à gérer. Il préfère, à tout prendre, courir après des tarés qui s’entre-tuent, qui sombrent temporairement dans la folie ou, pire, y baignent depuis toujours. La violence lui semble préférable au renoncement.
Fuir la Vie est chose anormale.
Il soupire doucement, remercie le légiste d’un simple coup de menton. Ils se reverront bientôt à l’Institut médico-légal pour les conclusions. Encore un peu de temps pour ramasser tout le bazar habituel, puis il faudra poser les scellés sur la porte.
Maintenant face à la baie vitrée du salon, l’inspecteur Mazard, maudit le soleil naissant pour sa dernière enquête. Il aurait tant aimé prendre sa retraite sur une simple histoire de cambriolage. Mais non, il lui faudra conclure quarante années d’enquêtes avec ça. Un suicide.
Dehors, la vie reprend déjà son cours. Le petit matin réveille le fourmillement et les bruits d’une Société seulement assoupie. Un dernier regard circulaire dans la pièce avant de retourner au commissariat remplir les formulaires du début d’une enquête. Vraiment rien de spécial pour le moment. Ce cahier sur le bord de la table, peut-être? Il s’avance lentement, l’air peu convaincu. Un manuscrit ? Il jette un regard rapide sur les premières pages.
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