Le pluriel singulier
Que fait-il maintenant ?
Il dessine, peut être. Il rit avec les gens qu’il connait, ceux qui existent de vrai. Ceux qui le connaissent de vrai.
Oui, il est en train de rire. Le son tourne en spirale, et puis s’infiltre doucement dans mes oreilles. Il peint une image vive et aiguë. Je cours après, comme on court après les papillons. Il m’échappe.
Puis lorsque je le prends entre mes mains, il saigne.
Il saigne sans cesse.
Je m’écris, je hurle au secours. Mais il saigne encore.
Et avec la dernière goutte, je déchiffre un mot. Un seul.
“Ambre.”
— Vous en pensez quoi ?
Personne. Pas un seul bruit.
Je n’entends que le froufrou de mes vêtements contre le lit, ma respiration mouvementée et les gouttelettes de sueur s’entasser sur mes paumes.
Dors, dors, dors. Pourquoi tu ne peux pas être aussi normale que les autres ? Pourquoi devrais-tu être aussi monstrueusement possédé par tes idées chimériques ?
DORS. DORS. DORS.
RESPIRE. RESPIRE. RESPIRE.
Tu te mets sur ton séant. Tu jettes un coup d’œil.
Il s’est passé cinq minutes. CINQ MINUTES. Cinq minutes.
Tu te sens mal. Tu veux dire quelque chose, tu veux hurler mais tu ne sais pas ce que tu voudrais dire. Peut être parce que tu voudrais juste quelqu’un pour entendre. Pour écouter.
—Y’a-t-il quelqu’un ?
Ils ne sont plus là. Tu les a maudits plusieurs fois, mais tu as besoin d'eux. Tout est calme, tout est paisible. Âprement paisible. Un silence strident, gênant. Tu aimais lorsqu’ils parlaient tous, lorsqu’ils te déchiraient en petits morceaux qui s’envolaient avec le moindre vent. Le vent des caprices.
— Je me suis déjà retrouvée ici.
Et tu te rappelles des mots…
Excuse me I’m not naive.
I’ve been here before.
Tu te demandes : est-ce qu’on pourrait être aussi misérable que cela ?
Tu sais que la réponse est non. Non et tu ne peux même pas l’imaginer. Tu te rends compte que tu es le pire des cas. Pathétique. Insupportable. Lamentable.
Tu es une Alice. Alice cherchant le lapin, Alice qui tombe sans cesse dans un abîme sans fond. Alice qui est engloutie dans une boucle de temps. Coincée dans un jeu vidéo qui n’avance pas. Niveau 0. Elle voit les gens marcher avec des pattes d’éléphant, et la laissant seule avec ses pattes de mouches. Ses ailes sont toutes petites pour s’envoler là-haut,où elle rêve.
Ceci ne la décourage pas, car elle a entendu parlé d’un pays de merveille.
Elle le cherche toujours. Elle n’a pas encore perdu l’espoir.
Parce que l’espoir, c’est elle qui le crée.
— Nous te manquons maintenant ?
Je me frotte frénétiquement les yeux.
—Oui.
—C'est con.
—Je sais.
Je les cherche des yeux. Puis je me rappelle que pour les voir, je devrais voir avec mon coeur.
Je laisse ma tête se noyer dans l’oreiller et ferme les yeux. La peur, avec sa robe bleue luisante, rampe et s’assoit sur ma poitrine.
—Tu n’aimes pas ça, disent-ils.
Je hoche la tête.
—Pourquoi tu fais ça ?
Je hausse les épaules.
—Parle, bon sang.
Je hausse encore les épaules.
Je sais qu’ils- ou elles ?- sont sur le point de me foudroyer avec une litanie amère.
—Tu te rappelles. Tu te rappelles n’est-ce pas ?
Je soupire.
—Je ne sais pas. Ce n’est pas de ma faute.
Ils rient. Ils ricanent en fait. Et je ne l’aime pas. Une sensation de larmes me chatouille la gorge.
—Ce n’est pas de ma faute que je suis une machine à sentir. Une machine qui ne s’arrête jamais. Qui ne s’arrête jamais d’aimer les choses.
Je ne peux encore voir leurs visages. Ils sont cachés dans des recoins différents.
— Qu’allons-nous faire ?
— Attendre. Attendre que tu grandissed et que tu meurs.
Je plie des yeux avec une moue triste.
— Je n'ai que dix-neuf ans. Je ne peux pas attendre toute ma vie.
.
Elles soupirent. Je soupire. Je crois que tout le monde soupire.
—Il arrivera un jour…
J’allume les lumières.
— Où tu te rendras compte que peut être ce n’était pas aussi grave que tu le conçois maintenant. Comme lorsqu’on t’avait délaissée pendant un déjeuné en primaire et que tu te sentais comme une lépreuse.
Je me gratte la nuque.
— J’étais une lépreuse en fait.
Je crois qu’une d’elle pleure. Sa voisine lui inflige une gifle sacrée.
—Tu crois que je le suis toujours ?
Et puis il y a elle. Celle dont les mots sont des lames tranchantes.
—Tu es une bougie qui se brûle pour allumer les voies des autres.
Tout en caressant les veines sur ma main, je balbutie :
—Mais je voudrais que quelqu’un m’allume le chemin, moi aussi. J’ai beau essayé de marcher seul, je me suis toujours retrouvée au bord de la falaise, regardant les vagues, s’y lançant enfin.
On me pince légèrement et mon cœur tremble dans mes côtes.
Et elle vient. Celle dont les mots soignent les plaies.
—Brûle-toi pour toi même. Fais-le pour toi, espèce d’imbécile. Pour une seule fois, vis pour toi et pour personne.
Je m’écris :
—Peut être que je devrais vivre pour ces petites créatures qui me peuplent.
Elles applaudissent toutes.
Je ris.
— Pas vous. Eux, elles. Madeline, Jacques, Vincent, Lucien et les autres. Ils ont besoin de moi.
Peut être qu’enfin, sans moi, des mondes n’auront pas été créés.
Sans moi- certes- on aurait été tranquille, mais ces lambeaux d’histoires hanteraient le monde pour toujours.
Peut être.. Non, je suis sûre.
Sûre que je suis ici pour être un pluriel singulier.
Le plus singulier des pluriels à jamais exister.
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