La vieille et le monstre

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Le tribunal rendait son verdict.

Pendant deux longues semaines, il avait décortiqué l’œuvre du bourreau qui se tenait à présent debout dans son box.

L’homme n’avait pas toujours été un boucher sanguinaire. Dans une autre vie, il avait été instituteur, puis directeur de théâtre, adepte des ballets classiques et des textes des auteurs antiques. Qu’est-ce qui l'amena à commettre ces crimes horribles ? Les ordres, auraient répondu des fantômes oubliés. La folie, avait plaidé le psychiatre mandaté par son avocat.

Ou la fêlure de la fine couche d’humanité qui recouvre certains êtres. Cette infime brisure qui s’étend, arrachant par plaques le fragile vernis pour créer un être écorché, la peau à vif, qui met à nu toutes les bassesses d’une âme terrifiante.

L’homme était resté silencieux durant toute la durée des débats. Assis sur sa chaise, les deux mains sur les cuisses, il avait observé tour à tour témoins et experts qui avaient défilé devant lui.

Des traits épais, creusés de rides profondes. Une barbe blanche mal taillée et des cheveux gris coupés court complétaient ce tableau. Un nez épaté et des gestes tremblants l’auraient fait ressembler à n’importe quel vieillard un peu trop porté sur la boisson, croisé au détour d’un parking ou d’un porche d’immeuble.

Seuls ses yeux trahissaient sa vraie nature. Profondément enfoncés dans leurs orbites, surmontés de sourcils broussailleux, ils fixaient avec une intensité et une animosité qui glaçait même les plus solides. S’y dessinaient encore les ombres des massacres qu’il avait perpétrés. On y voyait danser les silhouettes des femmes et des enfants qu’il avait fait torturer, mutiler, pour son simple plaisir. Pour répandre l’effroi au milieu de ce peuple qu’il considérait comme son ennemi.

On pouvait même, en plongeant plus loin dans les deux puits noirs de son âme, l’entendre rire. De ce rire de damné, que toutes ses victimes encore vivantes avaient rapporté.

Le président s’était levé. Il tenait entre les mains le jugement.

Le silence s’était installé dans la salle jusque-là bruissante des murmures des conversations.

Les photographes et cameramen s’apprêtaient à immortaliser l’instant à venir.

— Slodoban Vladic*, vous êtes déclaré coupable de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Le tribunal vous condamne à vingt ans de prison incompressibles. Vous serez transféré dans un établissement de haute sécurité, sans possibilité de remise de peine.

L’homme se redressa, domina la salle de sa large carrure. Il jeta un regard de haine au président et à ses assesseurs, puis reporta son attention sur une petite femme assise sur un banc, au troisième rang de l’assistance. Il la fixa de longues secondes. On aurait presque pu lire dans ces yeux un signe de remerciement.

Et la voix de l’homme tonna.

— Slodoban Vladic n’est pas un criminel !

Il porta la main à sa poche, en sortit une fiole de verre et en vida le contenu d’un coup sec.

Puis se rassit.

Le président et le reste du tribunal ne bronchèrent pas. Personne n’avait saisi le geste du monstre.

Personne.

À l’exception de cette petite femme, assise sur un banc, au troisième rang de l’assistance.

Elle s’était installée là dès le premier jour. Nul ne savait qui elle était ni d’où elle venait. Elle restait silencieuse, se contentait d’adresser un énigmatique sourire gêné à tous ses interlocuteurs. Ses traits étaient ternes, sa peau ridée. Ses cheveux étaient recouverts par un châle qu’elle ne quittait pas. Elle avait été jolie, mais n’attirait plus les regards depuis bien longtemps.

Les journalistes qui couvraient le procès avaient bien essayé de la questionner, de l’interroger. Ils s’ennuyaient à cent kopecks de l’heure, autant tenter d’écrire un article avec ce qu’ils avaient sous la main. Mais ils durent constater les uns après les autres qu’elle n’était pas ce qu’on appelait dans le milieu une « bonne cliente ».

Les paris n’avaient pas tardé à fuser. Certains pensaient qu’elle était une ancienne maîtresse du tortionnaire. D’autres disaient que, plus que ça encore, elle devait être sa femme, ou peut-être sa fille, tant son âge ne pouvait s’évaluer.

Elle seule connaissait son secret.

Elle s’asseyait en silence chaque matin, ne quittait pas des yeux le bourreau de toute la journée, puis se levait, tout aussi discrète, pour revenir le lendemain. Sa place n’était pas réservée, mais très vite tous avaient accepté que ce petit carré de bois lui appartenait. Si un nouveau venu avait l’imprudence de s’installer là, pied tendre qui débarquerait d’une chaîne d’information en continu, il se faisait chasser par cette garde rapprochée aux petits soins pour l'inconnue.

Elle savait qui était l’homme qui s’était tenu dans le box durant tout le procès. Elle l’avait bien connu. Ses deux filles, sa soeur et sa cousine le connaissaient elles aussi. Toutes les cinq avaient même été très proches de lui. Bien plus qu’elles ne l’auraient imaginé dans leurs plus sombres cauchemars. Assez proches pour entendre son souffle rauque lorsqu’il les violait, encore et encore, assez proches pour subir ses coups et ses tortures.

Elles ne signifiaient rien pour lui. Juste des femmes. Pire, des femmes de ce peuple qu’il haïssait et qu’il s’était juré de détruire.

Alors il les avait détruites. Avec assiduité. Mécaniquement. Elles en étaient mortes. Sauf elle. Peut-être parce qu’elle avait toujours possédé ce souffle de vie qui impressionnait ses congénères. Ou parce qu’elle s’était fait le serment sur son Dieu qu’elle les vengerait. Dut-elle poursuivre leur tortionnaire jusqu’à son propre enfer.

L’homme, bien sûr, ne se souvenait pas d’elle. Il en avait torturé tellement. Il en avait tant forcé. Il en avait tué, encore et encore.

Lorsqu’elle avait réussi à l’approcher pour lui proposer un poison, pour qu’il finisse en beauté, il avait accepté sans hésitation. Même le plus sanguinaire des assassins ne supporterait pas d’achever sa vie entre quatre murs.

Elle s’était chargée de tout. De lui faire passer cette petite fiole qu’il allait dissimuler dans la doublure de sa poche de veste. De lui expliquer comment il devrait procéder. Il l’avait même remerciée.

Elle avait failli en vomir de douleur et de honte. Mais elle avait promis d’arriver au bout de son projet. Pour elles.

Lorsque, fiole en main, l’homme lui avait adressé ce regard de gratitude, elle aurait hurlé, si elle ne s’était pas mordu l’intérieur des joues au sang. Ses doigts tordus s’étaient crispés sur son sac élimé. Mais elle avait soutenu son regard. Elle lui avait même renvoyé un sourire. Un sourire plein de haine et de rage, qu’il n’avait pas compris.

Quelques secondes plus tard, l’homme avait crié. Il s’était effondré sur sa table, se tenait le ventre à pleines mains. On l’entendait gémir de douleur, il transpirait à grosses gouttes tandis que ses jambes s’agitaient en tous sens.

Alors la femme s’était levée. Personne ne la regardait, ils étaient tous obnubilés par le spectacle dans le box de l’accusé.

Elle avait craché par terre, affiché un sourire plus large et avait murmuré :

— Ça fait mal au ventre, hein, les laxatifs...

Elle tenait sa vengeance.

Il s’était cru délivré.

Il ne mourrait pas. Pas aujourd’hui. Pas avant d’avoir passé vingt ans dans une prison forteresse, oublié de tous.

Mais pour le reste de la journée, il allait avoir une chiasse telle que tous ses vêtements en seraient bons à brûler, et qu’il en garderait l’odeur pendant au moins une pleine semaine.

* Le nom a été bien sûr légèrement modifié. N’allons pas faire l’éloge d’un bourreau.

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