31 mars, Matera.
Effectivement, le décor s’avère aussi singulier que splendide. La ville est juchée sur une éminence, ou plutôt, elle s’est fondue dedans, elle est devenue partie de l’éminence. Matera, ville antédiluvienne, aussi vieille que Mathusalem, dont les habitations sont creusées le long de ce tendre relief du Basilicate. Architecture en négatif : on ne bâtit pas d’édifice, on creuse dans le sein de la terre, on dégage un espace, une pièce, un domicile, et l’on récupère en prime de la pierre. Sein qui s’illumine à la nuit tombée : les innombrables embrasures font comme des lumignons posés saintement sur le relief. Chapeau chinois moucheté d’étoiles.
Le jour, une autre lumière irradie, un blanc calcaire aveuglant dès lors que le soleil frappe au cœur de la ville, laquelle prend soudain des airs de Bethléem ou de Tatooine. Pour sûr, on a changé de galaxie, et l’on en vient à se demander si de l’eau sourd à quelque endroit de cette étrange planète. En voilà justement ! Dans le creux de ce ravin coule un ruisseau, filet d’eau qui se promène dans la friche rocailleuse. Rien cependant pour étancher la soif d’une ville de la taille de Matera. Les eaux de pluie ? Gianfranco nous apprend que le sol calcaire est perméable et ne retient pas l’eau, si bien qu’aucune nappe phréatique ne se forme en dessous de la ville. D’où le creusement d’anciennes citernes aux murs recouverts d’un enduit spécial imperméabilisant, le cocciopesto ; citernes dont Nicola et Gianfranco s’enorgueillissent, et qu’ils nous suggèrent très poliment de visiter, sans quoi notre passage à Matera serait raté.
Le palombaro lungo, nom chantant porté par l’une de ces citernes, aurait été creusé sous terre il y a quatre cents ans. Aujourd’hui, cet immense réservoir n’alimente plus la ville en eau, ce qui peut sembler fort dommage, et pour cause : un bon tiers de la citerne est encore rempli d’eau, sans que la population n’ait eu à produire le moindre effort ! Un heureux legs du temps de l’âge d’or de ce réservoir public, qui collectait jadis les eaux de pluie par le seul jeu de la gravité, depuis le ciel jusqu’aux citernes, en passant par un réseau de rigoles bordant les trottoirs et les toits des habitations. Une résilience en dépit des conditions rugueuses d’un tel environnement. Un modèle d’autosuffisance où l’homme a tiré parti de son écosystème, où nature et culture n’ont fait qu’un sans qu’aucun des deux n’en pâtisse. En définitive, un aboutissement du génie civil, un savant prolongement de ces nombreuses citernes ayant fleuri dans ce coin de l’Italie depuis l’âge de bronze.
Matera, l’anti-Pompéi, le parfait contre-exemple des cités romaines. Ici, nul aqueduc, nulle exploitation des ressources extérieures : à la manière de cet enduit posé sur ses citernes, la ville est restée imperméable au modèle urbain diffusé par l’Empire. C’est de cette exception que vient l’outrancière et touchante fierté de Nicola et Gianfranco, de cette originalité qu’ont su farouchement préserver leurs ancêtres. À preuve, ils nous emmènent le soir venu sur un éperon calcaire dominant les alentours ; nous nous avançons tout au bord, quand les deux frères tendent allègrement leurs bras vers la ville qui scintille, et lancent en cœur et de façon très théâtrale, comme s’ils avaient joué cent fois la scène avec d’autres touristes : « Mia terra ! »
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