23 avril, Argalasti (troisième woofing).
À trop se laisser porter par le courant de son trajet, le voyageur est souvent tête en l’air. À l’entrée du village, nous nous apercevons que nous n’avons ni l’adresse ni le téléphone de nos futurs hôtes. Marie relit leur courriel, dans lequel ils se sont contentés lapidairement d’accepter notre requête. Yes, come in our farm to meet us and help us. Ayant traversé plusieurs fois le village, nous nous trouvons maintenant fort bêtes. De retour sur la place principale, nous demandons à tout hasard aux passants s’ils connaissent Thomas et Lias. J’essaie de prononcer leur nom de famille, mais l’échec est cuisant. Un vieil homme agacé nous fait des gestes en direction de la colline. Pour aller voir ailleurs si j’y suis ? Au sommet, plusieurs vignobles, et deux paysans qui nous disent finalement de redescendre en bas du village afin de chercher des grands pins qui marqueraient le début d’un chemin menant jusqu’à nos hôtes. Nous avons l’impression de participer à La carte aux trésors diffusée sur France 3 pendant notre adolescence ; à la fin, point de rose des vents ni de trésor, mais nous trouvons la maison de Thomas et Lias avec son jardin peuplé d’oies qui nous agressent en criaillant. Le sifflement que peuvent produire ces abominables oiseaux me pousse à des accès de violence que je dois réprimer sur-le-champ. J’ai beaucoup d’estime pour les oies quand elles sont mises en terrine. Pour le reste, elles méritent un bon coup de pied au derrière.
Un homme interrompt bientôt les hostilités, c’est le frère de Thomas qui s’excuse d’ailleurs pour ses oies belliqueuses ; il a beaucoup d’affection pour elles, et leurs cris sont la meilleure alarme en cas de rodeurs. Attention oies méchantes ! Un peu plus tard, entrée triomphale de Thomas sur son destrier rouge, un gros tracteur Lamborghini. Ayant dézippé sa combinaison de travail, il enlève son bandana noir et descend nous saluer. Chevelure de rockstar, poitrail de héros grec : un genre d’Achille ou de Diomède à la voix de Stentor, aux énormes pognes, avec un sourire qui n’en finit pas, qui ne demande qu’à rire à gorge déployée. Mais comme les personnages de l’Iliade, il ne parle pas un seul mot d’anglais – ce qui n’empêche étrangement pas la communication. Sa femme, Lias, nous gratifie de loin d’un beau calimeeera, d’une voix stridente à faire pâlir les oies. Elle accourt, et nous démontre en quelques mots que les grecs ne sont pas tout à fait nuls en anglais. Il faut dire qu’à côté de Thomas, n’importe qui passerait pour un génie des langues. Mais le bougre a l’humour facile et le rire communicatif. Marie et moi l’écoutons volontiers pour voir où sa longue phrase va s’échouer – lui-même ne le sait pas –, mais Lias reprend le crachoir avant la chute car elle veut nous faire faire le tour du propriétaire. On n’est pas là pour cueillir des pâquerettes. Autour d’Argalasti, Lias et Thomas ont pâturage et labours, en tout soixante hectares (nous n’en verrons qu’un tiers aujourd’hui). Ici et là, beuglement des vaches et bêlement des moutons. Partout, l’air est surchargé de l’odeur de bouse.
Le soir, nous faisons plus ample connaissance avec la famille. Lias est dans la cuisine, elle oscille entre un look de pin-up et d’agricultrice, un croisement de Betty Boop et de la mère Ingalls. Comme Thomas n’a toujours pas retenu nos prénoms, il les écrit sur son bras gauche avec l’alphabet grec. Nous lubrifions nos rapports avec une bouteille de tsípouro. Vicieuses émanations d’alcool et d’anis, à vous déboucher des narines d’enrhumé. Pour Thomas, ceux qui boivent de l’ouzo sont des beaufs – Margarita, leur fille de quinze ans, sert de traductrice. La vraie boisson d’homme grec, c’est le tsípouro, que Thomas distille lui-même à partir du marc de raisin. Il nous expose en détail la fabrication de l’eau-de-vie, par de très longues phrases que Margarita traduit très brièvement, blasée par son père qui ne s’offusque pas pour autant de voir ses explications réduites à peau de chagrin. Bon public, nous nous délections de la scène en mangeant de délicieuses figues séchées. Puis vient le moment de choquer les verres, et yamas ! Les verres se rempliront trois fois.
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