21 juillet, Lac de Nemrut
Longue route ennuyeuse, au terme de laquelle nous parvenons dans les confins de l’Anatolie. Dans le Kurdistan turc, à la lisière de l’Iran. Ce que le quai d’Orsay appelle diplomatiquement, sur son site internet, la « zone orange ». Une région-poudrière, où la paix ne tient qu’à un fil, où la population dort sur un volcan… Mais si nous venons jusqu’ici, c’est qu’un autre volcan nous y pousse. On l’appelle également Nemrut ; son cratère est un chaudron dans lequel siège un lac immense, et c’est au bord de celui-ci que nous comptons bivouaquer pour la nuit.
Le premier barrage militaire, à l'entrée de la ville de Tatvan, jette un léger froid sur notre arrivée. Nous montrons patte blanche et passeports. Avons-nous bien fait de venir ? Au sommet du volcan, sur la ligne de crête, un premier coup d’œil vers le cratère nous redonne de l’entrain. C’est vaste, et nos peurs se rapetissent d’un coup. Bucéphale a le moteur qui chauffe à cause de la rude montée vers les 3000 mètres : il réclame une pause, et nous en profitons pour déplier la table et déjeuner face au cratère. Un bol de riz plus tard, nous descendons dans l’arène volcanique. Une superficie d’environ cinquante kilomètres carrés. Le cratère pourrait contenir la ville de Bordeaux ; et le lac tout son vin. Le volcan dort depuis cinq siècles, il ne connaît plus la couleur de la lave. Le paysage, qui balance entre steppe et savane, devient plus fertile à l’approche du grand lac. Ma fenêtre est grande ouverte, et je respire à pleins poumons les odeurs endémiques ; quand soudain j’entends ce sifflement continu dont je comprends l’origine instantanément – merde, on a crevé.
Tant bien que mal, nous roulons jusqu’au bout du chemin pour nous garer sur un replat. Le pneu avant gauche est perforé par un clou de la taille de mon pouce. Il fallait qu’on crève dans le cratère d’un volcan kurde… À notre gauche, une source d’eau chaude (résurgence des temps volcaniques). À notre droite, le lac principal (alimenté par la fonte des neiges). En face, un çayhane (cabane où l’on sert du çay). Deux hommes en sortent, ô miracle, et la prochaine heure de leur vie sera tendue vers un seul but : nous aider coûte que coûte. L’un des deux paraît savoir ce qu’il faut faire ; l’autre, ignorant la marche à suivre, est parti préparer du çay. Un troisième débarque, il a déjà récupéré la roue de secours sous le châssis. Pendant ce temps, Marie et moi brassons de l’air, nous sommes partout et nulle part à la fois. Je finis par trouver ma place auprès de notre bienfaiteur, en lui passant les bons outils. Marie trouve la sienne en parcourant la notice du fourgon. Elle tente une traduction de la première étape (enlever l’enjoliveur), mais l’homme a plusieurs coups d’avance. Il enlève sa chemise et pose un pied sur le pneu dégonflé. Suprême effort au moment de déboulonner le premier écrou. Des veines ont fait saillie. Bombés, les biceps imitent la forme du volcan. La lave est en train de sortir par les yeux. Tant d’efforts déployés pour un échec cinglant : l’écrou n’a pas bougé d’un pouce. Il manque au manche de la clé vingt bons centimètres afin de faire levier. Notre homme s’arrête en fronçant des sourcils. Il n’a pas dit son dernier mot. Deux minutes plus tard, il revient de la cabane avec un air satisfait, muni d’une longue barre en fer complètement rouillée – tout doux, Bucéphale. Il se fabrique un long manche, avant de se mettre à pousser de sa force herculéenne, les pieds bien plantés dans le sol poussiéreux. Son copain s’est posé sur la roue de secours, la cigarette aux lèvres, il observe. Et soudain, ce léger tressaillement. L’écrou bouge, et la terre avec ! Il parait que le mot türk, à l’origine, signifie force ou puissance ; à coup sûr, le mot kürd est un synonyme.
Le changement de roue se célèbre avec un verre de çay. Aux imprévus ! Notre sauveur s’appelle Goran, et lui aussi connaît le goût des voyages et des pannes : il a sillonné les Balkans en moto. Ses souvenirs, qui remontent à la faveur de notre expérience, lui rappellent un proverbe kurde qu’il nous traduit comme il peut, dans un anglais de cuisine, et que j’ai miraculeusement retrouvé sur Google : « Si l’eau d’un bassin reste sans mouvement, elle devient stagnante et boueuse ; mais si elle s’agite et coule, alors elle s’éclaircit : tel est l’homme qui voyage. » Parole sage, à laquelle j’aurais pu répondre amen. Aujourd’hui, la vie de Goran se résume à ses quelques moutons, qu’il fait régulièrement pâturer dans ce cratère, ou sur les versants du volcan. Quand il n’est pas avec ses bêtes, il est avec Mehmet, ici-même, en train de servir du çay aux touristes. Il rêve de repartir, de quitter sa vie redevenue stagnante comme les eaux de ce lac, enfermée dans ce cratère aux rebords trop élevés. Repartir… Ici, l’espace est envahi par Erdoğan, par les mille noms de l’injustice et de l’oppression turque. En attendant, Mehmet (qui ne parle pas un traître mot d’anglais) lui ressert un verre de çay avec un sourire insouciant. Comment les remercier ? Nous posons sur la table un gros pot de miel d’acacia que nous avons acheté dans les Carpates, en Roumanie. Goran en met une cuillérée dans son çay. Un bout de ses Balkans. Un pot de miel pour le dépannage, un pot de miel pour leur gentillesse, un pot de miel pour le proverbe kurde : cela s’appelle être endetté.
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