6 août, Astrakhan
Charmante Astrakhan. Nous y passons trois jours durant lesquels le temps se fige, à l’image de la Volga qui semble étonnamment placide après son interminable voyage à travers les froideurs et les déserts russes. Une longue solitude qui mesure plus de 3500 kilomètres, et qui se jette dans la mer Caspienne à la manière d’un suicidé : en ouvrant grand les bras de son delta. Nous visiterons demain sa réserve naturelle, que nous nous languissons de découvrir depuis que nous avons parcouru les bouches du Danube. En attendant, à Astrakhan, nous avons tout notre temps pour ne rien faire du tout. L’après-midi, nous flânons sur la promenade, il fait grand soleil, nous mangeons des glaces au goût familier ; le soir, nous écoutons bières à la main des groupes de musique qui ne sont pas si différents des nôtres. C’est une joie toute balnéaire qui se diffuse au long des quais de la Volga, de ces joies qui vous replongent en enfance, à contre-courant du grand fleuve.
Mais derrière cette apparente insouciance, il y a quelque chose au bout de ce fleuve, en aval, quelque chose qui se trame et qui n’augure rien de bon. La mer Caspienne est un gâteau géant que se partagent l’Iran, l’Azerbaïdjan, le Turkménistan, le Kazakhstan et la Russie. Un gâteau pétrolifère sur lequel chacun lorgne avec des yeux voraces et belliqueux. Sous les fonds marins, donc, plusieurs milliards de tonnes d’hydrocarbures. À la surface, un chapelet d’îlots de forage, un archipel d’acier. Des tours Eiffel immergées jusqu’au cou. À leur sommet, nul drapeau ne flotte : la boulimie n’a pas de nationalité. L’or noir aiguise l’appétit des États, comme le chocolat celui des enfants. Il en résulte un siphonnage en bande organisée ; une association de malfaiteurs épuisant la mer en plein jour, sous la bénédiction du monde qui doit faire tourner ses machines.
Pourrait-on même parler d’un viol en réunion de la mer Caspienne ? J’en veux pour preuve une eau salie par les nappes de pétrole, maculée par les rejets de métaux lourds. L’onde amère est souillée. Dégradée. Défigurée. Beaucoup d’habitats naturels sont devenus malsains. La mer a cessé d’être mer, ce n’est plus qu’un vulgaire trou au fond duquel gît le visqueux liquide irisé. Au-dessus de ces gisements, les plates-formes érigent virilement leurs longs tubes d’acier qu’ils enfoncent au tréfonds de la terre, ballotés par les flots fatigués de leur victime. On dit que la mer Caspienne a donné son aval ; c’est faux – qui ne dit mot ne consent pas toujours.
Rien n’est le fruit du hasard. Sur les routes géorgiennes, nous avons récemment écouté un podcast à propos de l’écoféminisme, un courant de pensée qui établit un lien direct entre patriarcat et surexploitation des ressources. Je crois qu’il est intéressant d’évoquer maintenant, tout près des rives de la mer Caspienne, ce que ces femmes nous disent de ce double accaparement. Leur phrase emblématique est l’œuvre de Françoise d’Eaubonne : « Les hommes – le patriarcat – ont fait à la fois main basse sur le ventre des femmes et sur les ressources naturelles. » Pour elles, l’appropriation de la terre aurait quelque chose à voir avec l’appropriation du corps féminin par le mâle. La chair serait colonisée ; la femme objectifiée. La terre violée ; les ressources accaparées. L’homme-prédateur les percevrait comme autant de territoires de conquête au travers desquels se libèrent des pulsions virilistes. En dernière analyse, le patriarcat serait l’expression d’un « schéma psychique et social qui habitue à la domination, à l’infériorisation d’êtres plus vulnérables ». Patriarcat qui, par le biais d’un monstrueux mariage avec le capital, aurait fini par assujettir la nature (lente et tributaire des saisons) à l’activité humaine (qui doit être productive et rentable). De cet heureux mariage seraient nées deux petites filles : l’agriculture conventionnelle et l’industrie fossile. Économie mortifère, où plus vous maltraitez la nature et plus vous vous enrichissez. Pourrons-nous stopper ce désastre ? Ou faudra-t-il ramasser la Caspienne à la petite cuillère ?
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