11 août, Sur la route en allant vers Kazan

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Partout la Russie n’est que distance et campagnes. Il faut dire que nous en avalons, des kilomètres, environ trois mille en dix jours, et c’est notre visa qui nous impose un tel galop : le 30 août prochain, nous devrons sans faute avoir quitté le territoire russe. Les visas sont le moyen qu’ont trouvé les nations pour accueillir à coup de pied au derrière. Et donc, brutalement, notre monture a dû recevoir de sérieux coups de cravache, et notre voyage a pris des airs de course contre la montre. En chemin, tandis que nous remontons le cours de la Volga, nous prenons néanmoins plaisir à voir évoluer le paysage, tantôt de façon radicale, tantôt plus imperceptiblement. L’incapacité de notre œil – en raison de notre allure – à fixer les mille variations de ce paysage m’oblige à n’en saisir que des lambeaux, comme les pièces d’un puzzle qui ne sera jamais complet. Ces lambeaux, je les conserve à plat dans mon carnet, pareils aux feuilles dans un herbier, je les consigne afin d’entretenir l’illusion selon laquelle ici, dans ce coin de Russie, je suis passé, j’ai vu des choses, et je m’en souviens.

Ce qui me frappe, d’abord, c’est la diversité du décor. Au massif du Caucase, aux steppes kalmoukes, aux lacs salés de l’Oblast d’Astrakhan se sont succédés d’immenses champs de tournesol, à perte de vue, entrecoupés de loin en loin de champs fraîchement labourés. Selon Marie, qui répète ce qu’elle vient de lire dans Pères et fils de Tourgueniev, ces jachères sont composées de tchernoziom, une terre brune enrichie en humus, excessivement fertile. Étendues qui sont peintes en noir jusqu’à l’horizon, soudées aux grands aplats de bleu dans le ciel. De part et d’autre, les couleurs sont si prononcées qu’elles se télescopent ; le rapport de force est figé, total, mirifique. De temps à autre, un moujik est plongé dans son labeur, il accomplit sa besogne éternelle. Où sont les villes ? Encore la Volga, qui grossit tellement qu’on ne voit plus la berge opposée. Des barrages retiennent les eaux dormantes, et le temps retient son souffle. Une Lada flambant neuve dépasse une Lada de l’époque soviétique. Plus loin, la noria de pelleteuses et de bulldozers construit de nouvelles autoroutes. Puis d’un coup les forêts de bouleaux nacrés se soulèvent, après Samara. Les forêts sont si denses, impénétrables, qu’on ne peut voir bien qu’avec l’imagination. J’essaie de tirer le rideau végétal, en pensée… J’entr’aperçois des ours, je devine l’odeur des résédas – je ne sais pourquoi. Je m’enivre… Au sol, je crois marcher sur une litière épaisse, un tapis de feuilles mortes en dessous duquel tout se décompose et tout se recompose. Et là, tapi dans l’ombre, un loup gris prêt à bondir. Insouciance de la biche avant le massacre. Dans le ciel, les sauvagines ont l’œil ému devant ce spectacle ; il va pleuvoir des larmes en dessous de la nuée d’oiseaux. Soudain, des gouttes tombent et je ferme la fenêtre. Quand on est copilote, on a du temps pour se fabriquer les pièces manquantes du puzzle.

Mais ce n’est pas fini : voilà qu’au loin surgit la grande Kazan, capitale des Tatars, peuple héritier de l’empire mongol et de la Horde d’or ; Kazan, siège de l’islam sunnite, métropole riche et festive, intrigante au plus haut degré. Qu’allons-nous donc y découvrir ? Est-elle si charmante qu’on le dit ?

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