19 août, Serguiev Possad
La laure de la Trinité-Saint-Serge est l’un de ces lieux incontournables, en tout cas proclamé comme tel, qu’il convient de ne pas manquer lors d’un voyage en terre moscovite. Marie et moi pénétrons donc dans ce cœur de l’orthodoxie russe, dans cet établissement monastique entouré de puissantes murailles, avec l’idée de franchir un point de passage obligé, de « cocher une case » comme on dit si vulgairement dans le milieu. Quelle avilissante idée du voyage ; idée qu’il est cependant difficile de ne pas concevoir en tant que voyageur du vingt-et-unième siècle – ce qui donne à la fin des circuits qui se ressemblent et des mouvements de masse en des points très précis de la carte.
Mais la laure de la Trinité-Saint-Serge, ce n’est pas qu’une foule inimaginable en train de la parcourir en tous sens. La laure, c’est la Russie contenue dans une goutte d’eau. J’en veux pour preuve ce grand moment saisi dans l’une des neuf églises de la citadelle. Ici, le flot de touristes est moins agité qu’ailleurs, tandis que les Russes ont la piété plus vive en raison de reliques sacrées, ce qui fait deux raisons de s’y attarder. Nous nous trouvons sur un bas-côté de la nef, éloignés de toute image sainte, afin de ne pas gêner les baisements des fidèles. Nous nous contentons de profiter de la douce pénombre, à la faveur de laquelle les réalités s’amenuisent et les spiritualités s’épaississent. Quand soudain surgit le grand moment : six fidèles crèvent le silence en entonnant de tout leur être un chant liturgique orthodoxe. Une mélodie principale, doublée de variations plus graves ou plus aigües, mais toujours en parfaite harmonie les unes avec les autres. Les six voix se marient dans cet entrelacement raffiné de notes, et forment un chœur immaculé, mis en relief par les échos de l’architecture ecclésiale. D’entendre ainsi les choristes au pied de l’iconostase, en dessous de ces grands chandeliers d’argent, ça vous russifie l’âme aussitôt, ça vous plante un drapeau slave au fond de l’être ; à tout le moins, ça vous donne un frisson d’extase. À nos côtés, le long d’un mur généreusement recouvert de scènes bibliques, les touristes ont d’ailleurs lâché leur appareil photo, pour écouter religieusement. Nous ne sommes plus touristes, à vrai dire. Sans doute avons-nous cessé de l’être à l’instant même où l’appareil photo est devenu inadéquat, presque inopportun. Nous sommes tout simplement figés, de peur que le chant ne s’arrête. Pendant ce temps, les fidèles russes ont l’habitude : ils traversent à grands pas la nef afin d’aller baiser mécaniquement les images saintes, ils s’aplatissent devant les reliques, allument un cierge, et s’en retournent au-dehors en se signant maintes fois. Le chant ne s’arrête jamais dans leur cœur.
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