10 septembre, Białowieża
Aux confins de la Pologne, à la frontière de la Biélorussie, nous faisons un crochet pour découvrir à quoi ressemble une forêt primaire – la dernière de basse altitude en Europe. Forêt-monument, dit-on, phare ligneux que nous avait recommandé cet homme croisé sur le ferry Brindisi - Patras, et dont nous avons complètement oublié le prénom (je suis obligé de parcourir mon carnet pour me souvenir qu’il s’appelle Romaric – ce journal aura au moins servi à ça).
En cette fin d’après-midi, le soleil luit comme un brave et résiste aux premiers coups de boutoir de l’automne. À l’entrée du parc, un kiosque où nous glanons quelques informations. Nous arrivons trop tard, aujourd’hui, pour pénétrer dans la forêt primaire ; et demain, nous ne pourrons fouler son sol sans être accompagnés d’un guide agréé. Le billet coûte un bras, mais nous laisse aimablement les deux jambes pour s’y promener. C’est le prix à payer pour tenir en respect le tourisme de masse. Un homme aux cheveux longs vient de nous rejoindre, il est guide et s’appelle João Ferro – ou Jean Fer. Il est aussi biologiste et parle huit langues (dont le français). Il a de surcroît la langue bien pendue, et quand je lui demande comment nous savons que cette forêt n’a pas été violée d’une façon ou d’une autre, il se met à raconter son histoire en long, en large et en travers. Moult détails, par exemple, à propos de ces six cents ans durant lesquels la forêt fut la propriété d’une dynastie de rois polonais, qui la considéraient comme une chasse gardée (plus précisément, comme la « réserve de chasse royale »). Elle fut donc préservée des coupes, et cet état de fait a perduré, tant et si bien que depuis toujours, la nature est mise sous cloche. Une forêt vierge, ignorant le goût de la cognée. Mais s’il faut remonter plus loin que ces six longs siècles, continue Jean Fer en devançant notre question, c’est à la science que nous devons recourir, à la datation de grains de pollen fossilisés, piégés dans les couches de sédiments de la forêt de Białowieża. Formée lors de la dernière période glaciaire, elle serait donc la seule rescapée de l’immense massif forestier qui recouvrait autrefois le territoire européen. Comment s’imaginer que nous sommes face à dix mille ans d’écosystème épargné par les humains ? La science aussi peut faire croire aux miracles.
Sans plus tarder, poussés par la verve et la sympathie de João, nous prenons nos billets dont le prix ne paraît plus si cher désormais. Cinq heures de promenade érudite en compagnie de notre guide. João jure qu’on ne le regrettera pas. Il faut d’ailleurs en profiter car la forêt, aussi vénérable soit-elle, est régulièrement menacée par la rapacité du gouvernement polonais. Récemment, de vastes coupes ont été menées dans des zones protégées limitrophes à la forêt primaire. Le scolyte (insecte ravageur) est prétendument invoqué, mais l’exploitation forestière (industrie ravageuse) serait la vraie raison. « C’est comme si le gouvernement italien se mettait à démolir le Colisée pour utiliser ses pierres à des fins commerciales. » Absolu non-sens, auquel la justice européenne est venue mettre un terme en ordonnant la fin des abattages. Pour João, ce n’est malheureusement que partie remise. D’autres tentatives, d’autres batailles, d’autres procès viendront. Comment faire tenir les digues de la résistance ? Le soir venu, je me pose encore la question tandis que je me glisse au fond de notre lit. Dehors, les loups hurlent à la mort, depuis la forêt dont nous sommes si proches. Leur cri préhistorique est un baume au cœur, un onguent passé sur la plaie. Ce concert de hurlements, superbe et terrifiant, nous vient du fond des âges ; il nous berce, il nous rassure, il oppose une digue à la stupidité du monde. Cette nuit, j’en suis certain, mon sommeil sera olympien.
Annotations
Versions