22 septembre
Dimanche. Aujourd’hui, c’est quartier libre. Un surveillant nous invite à déjeuner dans l’une des deux résidences, en compagnie de ceux qui logent ici de façon permanente. Ils s’appellent Łukasz, Adam, Michal et Wojciech, et tous les quatre ont des troubles sévères de l’autisme. Les dérange-t-on dans leur routine ? Si Marie, familière avec le handicap, paraît tout à son aise en leur compagnie, je navigue en eaux troubles, ignorant tout de l’expression de leur mal-être, et me sentant foncièrement désarmé pour y répondre ici, maintenant, lors de ce repas. Décontenancé, je choisis de me faire plus discret qu’un chat, plus petit qu’une souris, m’employant tout entier pour faire bien – ne pas faire mal.
Łukasz est le seul à porter un bavoir (bleu nuit moucheté d’étoiles). Sa mâchoire est sans arrêt crispée, comme boulonnée par des rivets, car il est très sensible aux sons. D’où l’extrême nécessité de vivre au calme, à la campagne. Est-ce assez pour ne pas souffrir ? On ne peut vraiment le savoir : entre Łukasz et le reste du monde, la communication est coupée. Mais de son être affleure une vive tension qu’il semble essayer de contenir en mâchouillant une bouteille en plastique, en soignant le mal par le mal, et la tension par la tension. Quand il se lève, il avance au ralenti, comme un astronaute, encombré de ses gênes. Il faut la vue d’une pomme pour qu’il retrouve sa légèreté, son pas de gazelle ; et le voilà qui fonce, afin de croquer dans le fruit défendu (ce qui n’est pas sans poser problème lorsqu’il s’agit de pommes jetées dans le compost). Le surveillant du foyer d’accueil, avec une maladresse infinie, dit que Łukasz a un « little brain », en faisant le geste avec le pouce et l’index resserrés, devant l’intéressé qui mâchouille encore sa bouteille en plastique, en train de desserrer l’étau. Je croise le regard de Marie, quelque peu choquée, me signifiant que ce mec a tout l’air d’être un abruti – la suite ne lui donnera pas tort.
Adam, de son côté, mange à peu près tout ce qui tombe sous sa main, même s’il témoigne une préférence marquée pour les œufs. À telle enseigne qu’il a toujours un coquetier à la main, au cas où. Du reste, il a la fâcheuse tendance à s’emparer de toutes sortes d’objets en bois, et de les jeter aux toilettes. Sans rime ni raison. S’il trouve un livre, il sort ses ciseaux pour le mettre en miettes : il adore la sensation que lui procure le glissement de la lame sur le papier. Très vite, il amène Marie dans sa chambre, avant de lui faire visiter l’étage, et je ne suis pas tellement serein. Le surveillant lève le pouce en ma direction, pour me rassurer.
Michal porte un casque de Rugbyman, en prévention, pour amortir les chocs dus aux fréquentes crises d’épilepsie. À table, il m’observe avec suspicion, sans rien manger de sa purée. Puis très vite, il s’enhardit, prend ses aises, et veut lier connaissance avec moi. Délaissant son assiette pleine, il part un instant, revient dans la salle à manger, me tend sa couette, me saisit par le bras, m’amène manu militari dans sa chambre, se jette sur son lit, en position fœtale, en train de se blottir, et pousse un cri qui veut dire : borde-moi. Docile, je m’exécute, et finis par déposer timidement la couette sur Michal.
Wojciech est une armoire à glace. Quand on lui sert la main, la sienne est molle et sans vigueur. Il est complètement chauve, et Michal adore lui caresser le crâne. Il demeure stoïque, figé, tenant fourchette et couteau dans chaque main. Lèvres serrées, de trop retenir ce qu’il ne peut exprimer. Puis, d’un coup, comme en plein déluge, il se met à remuer d’avant en arrière, d’un mouvement frénétique et machinal. Ses parents ne sont pas venus hier après-midi, pour la grande fête annuelle ; en conséquence de quoi sa profonde affliction le pousse à se faire mal, à se frapper la tête en criant comme un damné, pendant que le surveillant s’échine à contenir Michal qui court autour de moi comme un beau diable. Je fouille le regard de Wojciech, et n’y vois rien qu’un immense désespoir.
Tous les quatre ont de gros troubles du langage, mais trois d’entre eux peuvent communiquer grâce à des pictogrammes. Ils n’en ont cependant pas besoin pour que nous comprenions, Marie et moi, que notre présence les perturbe. Il y a le corps qui manifeste. Dehors, nous croisons l’un des employés de l’administration, qui nous glisse, un peu désolé, que nous n’aurions pas dû manger avec les résidents. Il en profite pour nous demander si nous sommes bien assurés. C’est-à-dire ? La nuit venue, depuis notre studio dans lequel nous dormons, des hurlements nous parviennent de loin en loin. Brèves successions de boum ! et de patatra ! Nous espérons des jours meilleurs – ils viendront.
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