10 octobre, Leipzig-Südvorstadt
Depuis hier soir, Marie et moi sommes accueillis chez Jody et Markus, d’une hospitalité toute biblique, à bras grands ouverts. Jody, c’est une vieille copine (quinze ans d’âge) que je connais du temps de mes études en droit. La connais-je réellement ? Difficile à dire, mais la quantité d’amis chers en commun fait de nous des amis par la force des choses. Un lien ténu, donc, mais plus solide qu’un fil d’araignée. Lien dont elle et moi avons usé pour se tirer l’un à l’autre, en un point nommé Leipzig, où Jody vit depuis quelques années pour cause d’amour (Markus).
On ne change pas, dit-on. C’est vrai, Jody n’a pas changé d’un pouce. La même source d’eau vive, intarissable, et dont le ruisseau qui en découle, impétueux, suit son cours en débordant régulièrement. Si d’aventure il se vide, il se remplit d’autant par la grâce d’une énergie toujours recommencée. Son esprit fait comme un vase communiquant qui relie la pensée et la parole, l’immobilisme et le mouvement. C’est la seule personne que je connaisse qui parvient à se couper la parole toute seule. D’une nature vibrante, son pouls n’est jamais stabilisé. Son encéphalogramme est une photographie de la cordillère des Andes. Dans la vie, qu’elle voit comme une pièce de théâtre, Jody se meut comme une actrice en scène. Elle a faim d’histoires, et faim des autres, animée d’un désir invincible d’échanger, de partager, sans rien hiérarchiser. Tout est pour elle d’une importance capitale, y compris les innombrables détails de notre quotidien dans le fourgon. Comment nous mangeons, comment nous dormons, comment nous déféquons. « Sans rire, on vit comment dans un 12 m² ? » On court le monde en se marchant dessus. Dans les bons jours (qui sont nombreux), c’est l’un après l’autre, l’un avec l’autre, et l’un pour l’autre. Et Jody de renchérir : « et parfois l’un dans l’autre ». Facétieuse Jody, dont la bouche est pleine de bons mots, de fous rires, et qui porte en étendard cette devise : « profondeur et légèreté » (ce qui donne, quand elle latinise : et profundum levitate).
En fin d’après-midi, tandis que Markus est encore au travail, Jody nous offre une ginger beer. Dans ses yeux perle un espoir qui semble inébranlable : elle est en train de contempler sa fille, Léonie, dont l’âge se compte en mois. Voilà donc un changement dans sa vie : Jody est devenue maman. Pour son plus grand bonheur, elle allaite sa fille devant nous, le plus naturellement du monde. Hic et nunc. Non qu’elle aime exhiber ses seins, mais ça la rappelle à sa condition de mammifère. Léonie, bestiole gourmande, ignore le monde et tète à n’en plus pouvoir. Pendant ce temps, Jody nous expose frontalement la brûlante question posée par la parentalité face à la surpopulation, face au dérèglement du climat. « Dans ce monde où tout part en vrille, ma fille me reprochera-t-elle de l’avoir conçue ? » Le désir d’enfanter fut finalement trop fort. L’un de ses proches, en s’esclaffant, lui aurait dit : « T’es écolo et tu fais des gosses ? » Mais Jody connaît la réponse imparable : « Oui mais si les écolos ne font pas d’enfants, il n’y aura plus que des bébés de fachos. » Quand même, est-ce à dire, au prix d’un froid calcul, que d’éviter la procréation serait le meilleur moyen de réduire son empreinte carbone ? Il paraît qu’avoir un enfant équivaudrait chaque année, pour les seules émissions de gaz à effet de serre, à quarante vols transatlantiques. Ou comment considérer la procréation comme un grand voyage qui surpasserait tous les autres voyages.
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