22 octobre
Au petit déjeuner, Dörte nous annonce que nous allons ce matin nettoyer les déjections d’oies qui tapissent la roulotte. Faisant bonne chère avec nos tartines de miel, nous ne prenons pas du tout la mesure de la tâche proposée. Il s’agit de racler vingt centimètres d’un aggloméré de paille, de merde et d’urine, et d’ensuite balancer le tout dans une benne afin d’en faire de la fumure. À chaque fois que Marie soulève une lourde couche de litière, elle commence à tourner de l’œil et croit qu’elle va dégueuler sa tartine. Han ! L’odeur est ténébreuse et poivrée. Cinq minutes plus tard, elle s’en va chercher un foulard qu’elle compte asperger d’huile essentielle de lavande. Je me fais violence et continue le labeur seul, dans les vapeurs ammoniacales. J’ai les bras sciés par l’effort. À trop vouloir être un héros, je finis par me froisser un muscle du dos ; il faut dire qu’outre l’odeur pestilentielle, ces couches de fientes compactées pèsent un poids de mort, un poids de merde. On nous a bien fichus dedans.
Une heure plus tard, mon muscle a refroidi, et j’ai mal. Marie et moi sommes rentrés de la roulotte, en refusant de terminer ce travail de bagnard. En chemin, j’ai passé mon temps à geindre en menaçant de mort le troupeau d’oies, en leur souhaitant des meutes de renards affamés. Marie dit que j’en rajoute. C’est vrai que j’aime bien gémir pour un rien, mais cette fois, la douleur est concrète, acérée. Cependant que je me repose, assis dans la cuisine, Dörte ne montre aucune empathie pour mon mal de dos. Je lis même sur son visage une irritation mal rentrée. Son plan de la matinée ne doit pas se passer comme prévu, car Jens est parti nous remplacer dans la roulotte, afin de finir le travail. Midi approche, et Dörte demande à Marie d’aller nourrir les bêtes. Sa face est concentrée, dure, déjà tendue vers la prochaine étape qui la conduira jusqu’à l’autosuffisance. Son pain, ses yaourts, ses cookies, ses pâtes, son pâté, son saucisson, sa lessive, son savon. Son indifférence. Cet hiver, elle aimerait faire installer des panneaux solaires sur le toit de la ferme, afin de n’être plus raccordée à aucun réseau. Si Jens est perplexe – il préférerait investir dans un nouveau tracteur –, il finit par laisser couler. D’abord la moue, puis « Ja ja ja ».
Dans la ferme et dans leur couple, Dörte porte ostensiblement la culotte. Disons que ça dépasse du pantalon. Sa roideur est telle que nous avons surpris plusieurs fois Jens, alors qu’il protestait mollement sur tel ou tel sujet, se résignant à déclarer : « She is the boss. » Jens témoigne d’une vraie bonté, qui parfois confine à la docilité ; aussi démontre-t-il, au moins, une réelle empathie pour mon mal de dos. Chaque fois que je le croise, il me demande si la douleur s’estompe, et cela me donne l’impression réconfortante, en tant que woofer, de n’être pas qu’un woofer. En fin d’après-midi, je sors dehors afin de ne pas rester statique, et mon corps m’en remercie. Le soleil darde un rayon doux sur mon visage, et j’aperçois Marie près de l’étable. Alors qu’elle nourrissait les chèvres, elle a passé une heure à bavarder avec la voisine, amoureuse de Jens à plein temps, peintre à ses heures perdues. Jens – quand on parle du loup – traverse la cour intérieure pour me demander si je suis capable de donner du foin aux vaches. Il me taquine en disant que sinon, je vais devoir regarder Marie faire, une fois de plus. Je me marre, et finis par lui répondre, en regardant Marie qui s’affaire autour des chèvres : « She is the boss. »
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