7 novembre, Buiksloterham (quartier d’Amsterdam-Nord)
Dans le port d’Amsterdam, il n’y a plus beaucoup de marins ; du moins pas dans cet ancien chantier naval séparé du centre-ville historique par le canal de la mer du Nord… Ici, quantité d’entrepôts ont été délaissés, sinon rasés, laissant derrière un terrain vague. Fatal héritage de cette époque : un lieu désolé, des sols pollués, des nuits profondes.
Mais depuis cinq ans, ces friches portuaires revoient progressivement le jour. Des péniches échouées, réaménagées en bureaux, abritent à l’est une pépinière d’entreprises tournées vers l’économie sociale et solidaire. Au cœur de cet ancien port, le café De Ceuvel sert de capitainerie. La grande idée, pour embarquer sur le radeau de la transition, consiste à panser les plaies de ces friches, à croître en bonne intelligence avec la nature. On recycle, on bicycle, on promeut le circuit court, on se limite à l’énergie qu’on a produite, on cuisine avec le biogaz obtenu par méthanisation des fèces, on assainit les eaux grises au moyen de la phytoépuration… Partout, des parterres de plantes vivaces égaient ce paysage en transition, comme elles nettoient les sols infectés par des décennies d’activités nocives. Une fois par mois, des volontaires affluent pour aider le collectif à cultiver ces plantes-décontaminatrices ; aujourd’hui, Marie et moi faisons partie de ces volontaires un peu gagas devant l’idée que des végétaux puissent en effet dépolluer. Ce procédé s’appelle la phytoremédiation, nous explique un membre du collectif – il s’appelle Repke, tête blonde et grand corps, archétype des hommes du Nord. Repke rentre aussitôt dans le vif du sujet, tandis qu’il avance au milieu des plantes et des ruines de l’industrie lourde. Une demi-douzaine de chercheuses américaines, en train de plancher sur leur thèse, prennent des notes en lui emboîtant le pas. Marie et moi ne sommes pas loin derrière, juste là, nous tendons l’oreille.
En chemin, Repke nous montre avec son index, en les nommant par leur nom latin, des digitales, des roseaux à massette, des orties communes, des moutardes brunes, des achillées millefeuilles. À ses dires, ces plantes agissent comme de véritables « stations d’épuration ». Ainsi leurs systèmes racinaires, auxquels s’agrègent avantageusement tout un tas de bactéries et de champignons, parviennent en symbiose à dégrader des polluants lourds tels que les hydrocarbures. Mais celui qui sait le mieux décontaminer les sols, c’est le salix viminalis – ou le saule des vanniers. Cet arbrisseau, que chacun connaît pour en faire d’innocents paniers en osier, n’a pas son pareil pour accumuler les plus affreux métaux lourds existants. D’abord absorbés par les racines, ces composés voyagent dans les tissus du saule avant de poser bagages au bout des tiges et dans les feuilles. Si d’aventure un cerf venait goûter le feuillage de ces saules, il serait instantanément cueilli par la mort, empoisonné par l’arsenic. Heureusement, les herbivores ne courent pas les rues d’Amsterdam.
Nous achevons notre tour devant la saulaie – qui se porte au demeurant comme un charme, en dépit des poisons qu’elle recèle –, et c’est l’heure pour Repke de répartir les tâches. Je reste ici, tandis que Marie part là-bas, et chacun s’applique à couper la tige principale des saules, en prenant soin d’ébrancher les rameaux feuillus dans lesquels se sont réfugiés le zinc, le cuivre ou le cadmium. Ces métaux lourds ne disparaîtront pas, si bien que Repke ignore ce qu’il adviendra de ces rameaux, qui ne peuvent être brûlés ni jetés. L’une des chercheuses américaines propose d’en faire des paniers d’osier pour le pique-nique, alors qu’une autre a l’astucieuse idée de tresser des chapeaux de plage à destination des touristes. Absorbé, Repke se gratte la tête, et songe à demander aux pollueurs de recycler les métaux stockés dans les matières végétales, à leurs frais. Ce serait la moindre des choses, approuve une troisième chercheuse aux cheveux rouges. Il s’agit, non pas d’arroser l’arroseur, mais de responsabiliser le responsable.
Une dernière chose à faire : il nous faut ramasser les fagots de tiges principales, dépourvues de composants toxiques, et les brûler dans un ancien baril de pétrole qui sert aujourd’hui de poêle à bois. Nous sommes devant le café De Ceuvel. Une bière nous est gentiment offerte, alors qu’un grand feu de joie commence à croître, agrémentant ce début de soirée qui s’annonce enflammée. Dans le ciel, la lune est romantique, écrasante. Autour, les rais nacrés se propagent avant de fondre entièrement dans la nuit. Me vient des envies sidérales, de me confondre à l’infini, de me laisser tomber sur le matelas d’étoiles. Bières à la main, nous lions connaissance avec deux autres volontaires, un couple franco-néerlandais. Anna et Pim – comme le nom du papa d’Anne Franck – vivent dans le centre d’Amsterdam. Anna est brune, avec une frange épaisse, et de grosses lunettes qui lui mangent le visage. Elle se cache, et la lune l’arrose de lumière. Pim a cet air juvénile, tout frais sorti de l’œuf. Il arbore un pull en coton bleu, d’un bleu outremer que j’ai contemplé hier chez Vermeer, au Rijksmuseum. J’imagine Pim en Laitière, avec une petite coiffe blanche, et je ris dans ma barbe. Il faut dire que nos chopes ont déjà bien descendu, que ce n’est pas du lait qui coule dans nos gosiers. Leur agréable compagnie est un baume appliqué sur la fin de notre odyssée ; les rencontres ont le don de me rasseoir dans le présent, à distance de notre arrivée prochaine, et ma joie se remplit comme le verre que Marie me ramène. Il y en aura deux autres, et c’est un très mauvais calcul : ventres vides, et bières à dix degrés. Face à nous, le clan des chercheuses est resté sage, elles sirotent une limonade en refaisant le monde ou la science, et je suis saoul comme un cochon. Soudain, nous comprenons qu’Anna était notre voisine à Paris (deux rues d’écart, ce qui revient dans la capitale au voisin de palier). Des souvenirs remontent, le dix-neuvième arrondissement, l’extrémité du canal Saint-Martin, les péniches du canal de l’Ourcq, au bord duquel on buvait jusqu’à tomber dans l’eau – façon de parler. Finalement, Paris n’est pas très différent d’Amsterdam. Comment nous sommes-nous rencontrés, déjà ? Ah oui, c’est vrai, les plantes dépolluantes. Nos souvenirs aussi, quelque part, ont été dépollués par le temps qui passe, et soudain, Paris nous manque terriblement. Même à Pim, dont la seule évocation de son séjour dans un hôtel miteux du Marais suffit à le mettre en émoi. Comme personne ne veut rentrer dans le centre d’Amsterdam, Anna nous propose une dernière bière, pour la route. Ce que je regretterai plus tard, lorsque je m’écroulerai sur le matelas d’étoiles. Demain, malgré la bière et malgré les dédales, il faudra veiller à se souvenir d’Anna et Pim. À cette heure, les chercheuses américaines ont filé dans leur auberge de jeunesse, et doivent tresser des rêves avec leurs saules. La nuit noire a triomphé, la lune a disparu derrière les nuages. Il ne reste plus que nous, pour ainsi dire, et ce couple silencieux qui, depuis bientôt deux heures, contemple le feu nourri par les saules… L’homme et la femme ont l’air de s’en nourrir à leur tour, comme si la combustion de ce bois les réchauffait mieux que tout autre. On dirait deux lucioles posées dans la nuit. Derrière, en silence, noyée dans l’obscurité, la nature travaille à réhabiliter le site, à réparer l’erreur humaine ; il faudra du temps, beaucoup de temps, mais la nature n’a pas de montre à son poignet.
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