Le temps nous est conté
Le temps nous est conté
L'autre jour, mon ami Jean-Michel et moi-même, flâneurs devant l'éternel, nous sommes allés nous promener au cimetière du Père-Lachaise afin de prendre quelques tombes en photos pour un repérage de film d’amateurs.
Ce n’était pas autorisé mais comme nous savions déjà que notre court-métrage ne serait jamais projeté…
Bon dieu ! Comme les gens peuvent mourir…
Il y en avait partout, à perte de vue, des tombes et des caveaux, des chapelles et des monuments !
De la plus humble sépulture à la plus majestueuse, la plus démesurée, la plus imposante. De celles qui semblent dire au temps qui passe, effondrant les plus simples :
"Mon propriétaire est parti au royaume des morts, riche de son seul dépouillement, soit ! Abandonnant à ses héritiers sa fortune et ses pouvoirs, soit ! Mais moi, là… devant vous, faisant de l'ombre à tous ces petits talus, j'ai pour tâche de vous rappeler que, malgré les siècles, ce nom sur mon fronton fut celui d'un homme riche et puissant !"
Nous arpentions les allées du cimetière, nous tordant les chevilles sur les vieux pavés déchaussés par le temps, rendus glissants par la pluie.
Alors, je laissais tomber mon regard sur un amas de pierres qui dut être jadis la tombe d’une personne regrettée et peut-être aimée…
Je m’arrêtais sur de magnifiques monuments funéraires parfaitement fleuris, retenant quelque dépouille célèbre…
Et j’échouais enfin, sur les troncs d'arbres tordus qui, éventrant d'antiques sépultures en pierres grises et moussues, auguraient la victoire finale du règne végétal sur l’état minéral…
Je m'attardais de temps à autre près d'une chapelle, ou sur l'entrée d'un caveau à l'abandon, sur une pierre gravée marquant la place de tel ou tel artiste connu, bref, je me délectais, je me repaissais du souvenir d’autrui…
Mais nulle tristesse, nul malaise, aucune sensation extraordinaire dans cette étrange promenade.
Nous en étions presque déçus. Tout semblait calme en ce lieu, pas le moindre fantôme flottant sur une tombe, pas d'esprit frappeur taquinant le visiteur, pas de messe noire perpétrant d'anciennes pratiques macabres ; rien !
Pas le plus léger feu follet ; tout était calme, tout était normal, les morts étaient parfaitement morts.
Ils reposaient en paix... Enfin, nous semblait-il.
Mais au détour d'un mausolée, je fus pris d’angoisse et d’horripilation.
Mon regard s’était attardé sur la photographie d’une petite fille morte quelques années plus tôt, une photo déjà sépia, enchâssée dans son marbre… Je la vis si vieille cette petite enfant, toute flétrie, comme si elle avait vécu pendant ses quatre pauvres années, toutes les misères d'une vie…
J'en fus tellement bouleversé que je quittai l'endroit sur le champ, plus ému que si j’avais rencontré la mort elle-même…
Mon camarade n’avait pas repéré la scène… Était-il déjà ailleurs ?
Bon, outre cet incident, au cimetière du Père-Lachaise tout était calme. Même les chats, chassés par la pluie sans doute, négligeaient de nous porter un quelconque intérêt.
Au loin retentit le sifflet d'un gardien, rappelant aux visiteurs attardés qu’il allait être temps de dire bonsoir à leurs défunts et de s’inquiéter du chemin qui les mènerait, peut-être, jusqu'à la sortie.
Il faut dire que l’endroit avait tout l’air d’un labyrinthe et que les ombres furtives de cette fin d’après-midi d’automne n’encourageaient plus à la flânerie.
Nous prîmes encore quelques clichés, encouragés par les lumières subtiles et complices d’octobre…
Quand soudain… surgissant de nulle part, apparut un homme en noir…
Il nous accosta et nous parla à voix basse… Il décrivait des scènes qui nous étaient invisibles…
Pendant que cet homme étrange nous racontait son théâtre, le cimetière s'était pris d'une agitation inhabituelle. Des silhouettes derrière des monuments funéraires s'estompaient dans le crépuscule, se fondaient dans la pénombre ; des hommes et des femmes dans des habits démodés se rencontraient, s'accostaient, palabraient comme s'ils se connaissaient depuis des lustres ; ou alors se dédaignaient, hautains autant que poussiéreux ; d'anciennes chansons et des musiques de tous genres, parmi des poèmes pompeusement déclamés, résonnaient entre les tombes. Nous fûmes abasourdis par tout ce chahut.
Visite au Père-Lachaise :
Madame E. Piaf, gouaillerez-vous longtemps encore ?
Ainsi, même après la mort ?
Certains de vos voisins,
En haut-lieu, se sont plaints
Et vous ? Euh... Monsieur Jim Morrison...
Ne respectez-vous rien ni personne
Pour, même sous votre pierre
Brailler l’enfer de cette manière ?
Vous gênez la méditation
De quelques-uns, dont la seule évocation
Devrait au moins vous clouer le bec
Ne craignez-vous point le courroux de monsieur Kardec ?
Et ici, de qui se moque-t-on ?
Quels propos sur quel ton !
Messieurs Molière et La fontaine ! Je l'aurais parié
Il faudra que l'on songe à vous séparer.
Et là... Quel étrange étrange conciliabule, chut...approchons.
Max Ernst, Paul Eluard! Visités par monsieur Breton !
Il ne manquerait plus que Salvador Dali
Mais le maître ne va plus tarder, m'a-t-on dit.
Mais... Quelle est cette docte assemblée ?
Apollinaire, Arago, Musset,
Balzac, St Simon, Marcel Proust !
Bouh ! Ces gens là sont trop sérieux ! Partons, allez oust !
Ah ! En voici une comédie
Mais quelle plus joyeuse académie
Courteline et Pierre Dac conférant avec Pierre Brasseur,
Sarah Bernhardt, Simone Signoret papotant comme deux sœurs !
Tout cela, devant l'objectif de Georges Méliès!
Et voilà que, pour compléter la pièce,
Pêle-mêle, arrivent messieurs Coquatrix et Nohain…
Qu'accompagnent messieurs Daudet et Dauphin !
Ici, on ne doit pas s'ennuyer !
Mais... Quelle est donc cette dame sur ce corps, allongée...
Madame Sans-Gêne, qui, sans doute, n'en pouvant plus tenir
Sur Victor Noir se ferait reluire ?
Ah ah ! Ah ! Les plaisirs de la chair
Nous tourmenteraient-ils encore sous la terre ?
Mais, d'où cette musique s'échappe-t-elle ?
De quel tombeau, de quelle chapelle ?
Allons de ce pas rendre la visite
Que l'on doit à ce grand artiste...
Monsieur Frédéric Chopin ! Que vous êtes fleuri
Est-ce pour votre nouveau voisin que vous jouez ainsi ?
Pour celui qui repose sous ce petit parterre
Devant qui les gens passent le nez en l’air ?
Mais l'humilité de la sépulture...
Ne saurait masquer, je vous le jure,
La grandeur d'esprit du disparu,
Car, si à tout jamais monsieur Cyclopède s'est tu,
Ne vous semble-t-il pas entendre encore :
"Vivons heureux en attendant la mort"
Étonnant non ? Pouf pouf
Allez ! Enfin... Ouf !
Cette visite m'a tué
Il me faudrait m'allonger, me reposer...
Mais quelques instants seulement
Car j'ai beaucoup à dire et encore à faire…
Et il me faut du temps...
Je demandai à mon interlocuteur :
- « Mais qui ces gens sont-ils ?
-Bah… Messieurs, des souvenirs… simplement des souvenirs, qui ne veulent pas partir…
Chacun d'eux… (Il fit un mouvement pour me désigner quelques tombes)
Chacun d'eux est parti sans avoir assez de temps, car voyez-vous messieurs… Comme chez vous, ici aussi le temps nous est compté ».
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