Les ultimes questions élémentaires

Karly ne m’a pas reçu en héros, tel que je m’y attendais. Mieux encore ! Et elle s’en est expliquée :

— Je n’ai aucune raison de t’acclamer, Keellian. Sans se départir de son sourire habituel, notamment en fin de phrases intelligentes.

— Ah, heu… bah, vrai que j’ai commis toutes les fautes possibles, et ne suis remonté qu’in extremis. J’ai manqué de peu d’y rester, même. Pas fameux, en vérité…

— Non. Pour cette unique raison : je savais que tu réussirais.

— Oh !? Je refoule une montée de larme puis réalise : ah mais, si je ne suis pas le premier, peut-être que tous ont réussi en fait et qu’on ne peut tout simplement pas échouer ? C’est ça ?

Elle s’amuse de ma naïveté.

— J’apprécie ta modestie, Keellian, mais non, ce n’est pas ça. Tu es le premier, du moins de ton monde. Et on peut complètement y rester. Bien entendu, Eroan serait venu te chercher avant, il attendait que tu abandonnes tout effort pour intervenir et cela ne lui aurait pris qu’un instant.

— Oh. À ces aveux, je reste sans voix.

La délicatesse de Karly est telle, qu’elle sait me laisser avec mes émotions d’humain lambda, par respect de ma différence, de mes fragilités. Et revient vers moi toujours au bon moment :

— Si tu as d’autres questions, concernant notre parcours depuis l’arrivée, c’est le moment, cher Keellian. Parce qu’une fois ce perron franchi, que tu vois là-bas,... elle montre une porte en métal ocre, ou oxydée, entre deux départ de corridors, pas du tout avenante et que moi seul n’aurais jamais eu envie de franchir – … tu seras, assurément, submergé de nouvelles interrogations. Et rien ne nous assure que l’émotion ne t’empêche de les formuler avec le mental télépathique. Puis, il s’agit du lieu où nous devrons le moins parler. Partout ailleurs ce sera plus aisé, sauf quand je te le dirai.

Je ne parviens plus à détourner mon regard de la porte terrifiante, hypnotisé. J’avale une salive difficile, et je reviens à Karly :

— Puisque tu me le permets, oui, en effet, il m’en reste quelques-unes. Par exemple, qu’est-ce que c’est que ce puits où je suis tombé ? J’espère rien de mortel pour personne… Je ravale une seconde salive.

Gloussements.

— Bien-sûr que non, Keellian. Tu apprendras, et surtout découvriras, que personne n’est maltraité ici, et jamais. Même les pires sont corrigés par d’autres moyens, si rudes soient-ils, ces moyens respectent l’individu. À visée exclusivement éducative. Je te les expliquerai plus tard et tu en découvriras certains. Tu verras aussi à quoi servent ces puits, dont il existe plusieurs sortes, quand nous grimperont aux étages. Mais sache dès lors que l’eau où tu as baigné est d’une propreté hygiénique irréprochable. Elle est issue de ce qui reste des nappes phréatiques de Vishnūya : très profondes et d’autant plus pures.

— Vishnūya ? Comme le dieu indien Vishnou ?

— Si tu veux. Le nom de l’ancien monde, dans le ventre duquel nous nous trouvons, avant que sa surface soit inhabitable. Vos religions et mythes ont beaucoup emprunté à des réalités autres, parfois lointaines, en déformant plus ou moins au passage, selon vos langages locaux et croyances collectives. Ignorant tout ou presque de ceux-ci. Ce serait un peu long à te narrer. Permets-moi de garder ce sujet pour une visite ultérieure, en un autre lieu ou temps.

— Ah et… tu es d’ici, Karly ?

— Je le fus. Je ne t’apprends pas que nos âmes transitent de mondes en mondes. La tienne, la nôtre et celle de toutes et tous dans l’univers. À moins d’un empêchement majeur anormal…

Ce que beaucoup sur ton monde ignorent encore. Et pour vous autres, Vishnūya correspond à la Vénus que vous voyez dans le ciel. Dans son apparence la plus matérielle qui soit. Nous sommes actuellement dans sa dimension dite ‘’éthérique’’ par vos spiritualistes – Aeterian nous la nommons.

— Oh. Et… Eroan est d’ici également ?

Elle le regarde avec insistance. Il se tourne enfin vers nous, délaissant l’écran baigné d’un halo au bleu électrique, qu’il n’a cessé de manipuler depuis notre retour. Il hoche de la tête dans un mouvement affirmatif, comme pour donner un accord.

— Non. Il est du monde que vous avez un peu faussement nommé Mars et s’appelle Mardouk. Et comme ce dernier a subi de graves destructions, son âme a ensuite transité où elle a pu recevoir des soins psycho-énergétiques émotionnels profonds, afin de la rétablir dans son intégrité et lui rendre ses facultés initiales, voire légèrement augmentées. Or, ce chapitre, lui aussi, mérite long développement pour te le faire entrevoir. Vous savez si peu, sur votre monde, et croyez tant savoir...

— Oh… Je regarde Eroan, qui est déjà revenu à son écran. Et cet insigne sur son torse, qui semble gravé !?

— Gravé pas vraiment, imprimé oui. Sans encre. Par une espèce de laser. Pas tout à fait comme les vôtres. Inoffensif pour la chair et malgré tout imprimant les tissus en matières de synthèse. Chaque forme de ce symbole signifie une notion différente. Pareillement pour les couleurs. Certains au niveau planétaire – concernant ses transits de vies charnelles, d’autres galactiques – son présent en cours, et les derniers pour l’universel – ses origines d’âme et son devenir potentiel. Entrer dans les détails te serait inutile et ne ferait que te mêler de confusions.

Retiens seulement deux points :

1- Que cet insigne lui permet d’activer et désactiver certaines fonctions ou accès, comme des portes, des portails dimensionnels, des ouvertures de toutes sortes, également des technologies, véhicules et armes.

2- Que son âme est actuellement de la famille des Guerriers stellaires, qu’il fut précédemment de celle des Architectes structurels, et qu’il se prépare à intégrer, dans un avenir plus ou moins proche ou lointain, les Passeurs-Walkyries. Cette affaire de familles d’âmes est encore un vaste sujet...

— Oh ! Et, heu... où vont ces couloirs en définitive ?

— Ce que tu as cru entrevoir depuis le vaisseau existe bien, Keellian. Vishnūya est habitée par six autres cylindres, en supplément de celui-ci. Ces corridors y conduisent et sont reliés entre eux, le tout dans un réseau, aux accès sensiblement identiques.

— Ah. Et… tous ont ces sortes de puits sous leurs sols ?

— Oui. Et plusieurs. Tu verras qu’ils sont purement fonctionnels et d’une grande utilité. Il te faut savoir qu’il existe aussi des canalisations d’écoulement des eaux, qui évacuent. Puis recyclent, afin de ne rien perdre, puisque Vishnūya n’est plus arrosée de pluies, ayant perdu sa nature de surface. Il s’agit là d’une eau plus subtile que celle de l’atome, tout comme les organismes…. Les puits, eux, sont des réserves pour le consommable, dirons-nous.

— Oh ! Et quelles sont les fonctions des cylindres, finalement ?

— Il est vrai que nous ne t’en avons encore rien dit. L’on aura préféré te laisser le découvrir graduellement, afin de minimiser les craintes inutiles. C’est pourquoi je répondrai à cette question après la fin de la visite actuelle. Ici, tu vas voir la fonction du premier. Les autres te seront plus compréhensibles après cela.

Te trouves-tu répondu, cher Keellian ? Ou t’en reste-t-il ?

— Je crois que c’est tout pour l’instant, oui. Merci Karly... j’ai failli ajouter : tu es adorable. Je pense qu’elle l’a entendu ou senti, son sourire s’est élargi.

— Alors, vas voir Eroan s’il te plait, il va ajuster tes fréquences mentales pour t’aider à t’aligner, et désamorcer tes résidus émotionnels afin qu’ils ne viennent pas parasiter ta visite dès ton entrée où, je préfère te prévenir, tu seras, non choqué mais, fortement impressionné.

De son faciès radieux coutumier, elle fait un geste du bras pour m’inviter à le rejoindre et s’avance seule vers la porte à pas lents, mains sur le milieu de la poitrine, paupières closes.

*

Eoran me prend le poignet de la main gauche. Attend que je me sente en confiance devant son écran mystérieux, dont je ne vois que des symboles inconnus, défiler ou tournoyer en tous sens et vitesses diverses. Il me la pose ensuite à plat dessus, écartant lentement chacun de mes doigts. J’ai l’impression de deviner une structuration graduelle et symétrique des mouvements symboliques désormais, qui agencent leurs déplacements en formant des lignes harmonieuses et régulières. Dans le même temps, je me sens plus léger intérieurement, ancré solidement dans cette réalité, également moins émotif ou instable. Bientôt, un début de vibration, complètement nouvelle et inconnue, m’envahit, des talons jusqu’au sommet du crâne. Me traversant en ondulant, délicieuse, qui fait amoureusement palpiter mon cœur. Et j’aime ça.

Karly semble l’avoir senti aussi, elle s’est retournée vers moi et a donné un signal de la tête à son compagnon. Il éteint l’écran en passant sa main libre dessous, paume vers le haut.

Et, surprise, j’entends enfin sa voix, pour la toute première fois, dans ma tête ! Un son médium et profond – guttural médian, qui m’apaise et me sécurise considérablement :

« Bienvenue dans le Cylindre 001 de Vishnūya, cher Keellian. Je suis enfin relié à ton mental et aussi longtemps que celui-ci sera poreux à notre gamme fréquentielle. Ne sois inquiété de rien. Je veille sur toi en toute circonstance, même quand tu n’entendras plus ma voix ».

Je me trouve tant surpris et ravi de l’entendre, qu’il me monte une ultime question, que j’avais oublié, et me surprends de la sentir sortir de moi sans avoir a ouvrir la bouche, telle dans un élan interne formulé en mots :

« Enfin je t’entends Eroan ! C’est merveilleux ! J’aime ça !

Dis-moi, pourquoi es-tu toujours muet sans télépathie ? Alors que Karly peut me parler ».

« Simplement, parce que je n’ai plus de cordes vocales, Keellian. Dans les réalités où j’évolue et existe désormais, la voix parlée par l’organe n’est plus employée. Nous sommes toutes et tous naturellement télépathes. Par ailleurs, la dimension Aeterian est la seule réalité non organique qui peut encore nécessiter cette illusion de communication vocale, qui n’est en vérité qu’un palliatif facultatif, assez facile à transcender. Le son existe pourtant toujours et partout, sous d’autres formes, pour d’autres utilités… Karly est mieux formée que moi pour instruire sur les sujets. Elle t’en dira mieux...

Entrons maintenant. Laisse-moi passer toujours devant et Karly derrière ou à tes côtés.

Ceci est ma seule exigence pour garantir ta sécurité. Allons-y, Keellian ».