D'inquiétude
Malgré ses recherches intensives, Levin ne parvint à retrouver le vieux Guillaume. Des heures durant, il avait méticuleusement fouillé les différentes parcelles de la bâtisse. Du canapé à poils de chiens au placard à épices de la cuisinette, tout fut retourné, saccagé. Il explora les cachettes les plus évidentes et les plus saugrenues, jusqu'à ce que l'évidence s'impose dans son cerveau terrifié. Il fallait réunir le reste des habitants, et prendre des mesures d'urgence.
Incapable de fermer l'oeil, et au vu de la situation, il se rua directement chez la maire. Sur le chemin, les flaques tremblaient à chacune de ses foulées. Ou peut-être vibraient-elles pour signaler au coureur matinal qu'elles l'observaient. Ce dernier, bien trop concentré sur son objectif, ne remarqua même pas leurs légers mouvements.
Six heures et cinq minutes. Essouflé, il tambourina chez Marie-Anne comme en pleine journée. Celle-ci se précipita pour ouvrir, persuadée que la fin du monde débutait. Levin eut donc le privilège de la voir débraillée, sa tignasse blonde emmêlée, et son visage décoré d'un filet de bave et d'encre partant de sa bouche et finissant sur sa joue droite :
"Quoi ? Y a quoi ? On est en danger ? Les flaques se sont réveillées ?"
Elle marqua un temps et fixa son visiteur d'un air ahuri :
"Levin ? Qu'est-ce que tu fais là tout seul ? C'est pas la fin du monde rassure-moi ?
- Il fallait que je te parle, je peux entrer ?
- Il est six heures. Si c'est pas la fin du monde, ça attendra mon café.
- Si ce que j'ai vu n'est pas la fin du monde, à toi de me dire ce que c'est..."
D'autant plus intriguée, elle s'écarta de l'embrasure pour lui laisser un passage, sans un mot de plus. En entrant, l'invité découvrit un monde qui le surprenait à chaque fois. Les tableaux et cadres aux murs avaient encore échangé leurs places, le canapé se trouvait à l'opposé de sa place initiale, et la table basse, toujours surchargée, s'était retrouvée couverte de papiers en tout genre. Vu l'encre floutée sur certaines pages, il déduisit facilement que la maire avait passé la nuit à travailler, comme à son habitude. Elle n'avait jamais rêvé d'une famille parfaite avec enfants et mari ou femme. Elle, ce qui la faisait vibrer, c'était avoir une carrière et en vivre. Loin des clichés qu'elle avait l'impression qu'on lui imposait, elle gravit les échelons à la sueur de son front, et son logement était la parfaite représentation de son ascension. Rien n'avait de place défini ; tout se mouvait et témoignait des longues heures que la propriétaire des lieux passait à gérer la cité. Sa passion pour le feng-shui empiétait sur son espace, à croire que pivoter sa chaise de quatre-vingt-dix degrés allait lui permettre de trouver une solution aux maux qui la tracassaient.
"Toujours aussi organisée Madame la Maire.
- Toujours aussi sarcastique Monsieur Levin. Au lieu de juger, dis-moi ce qui t'amène."
Tout en tenant ces propos, elle l'invita à s'asseoir et arrangea la table. Dans ses mains se réunirent pêle-mêle des dessins plus ou moins représentatifs des flaques, les plans du village jusqu'à la plus petite ruelle ainsi que les plaintes des habitants.
"Le vieux Guillaume a disparu cette nuit."
Pile de feuilles au sol. Troublée, la maire se pencha pour ramasser les papiers éparpillés, aidée par Levin :
"Je suis désolé, j'aurais dû y mettre plus de formes...
- Non, t'en fais pas, je devais savoir. Il a disparu à cause de ce qu'il a fait hier ?
- Je suppose. En frappant les flaques, peut-être qu'il leur a manqué de respect et-
- Il lui est arrivé quoi au juste ?"
Retrouvant un aplomb qui se voulait convaincant, elle dû s'asseoir à son tour pour calmer ses tremblements. Elle avait pressenti ce qui allait arrivé, mais s'était convaincue qu'elle extrapolait la situation. Et maintenant, elle avait peur de devoir vivre avec la culpabilité découlant de son inaction. Serrant ses dossiers, elle attendit patiemment que Levin trouve ses mots :
"Il devait être pas loin de minuit. Je venais de jeter un œil dehors pour voir où en étaient ces maudites flaques. Elles n'avaient pas bougé d'un pouce. Alors je suis parti dormir. Marie-Anne, tu crois que si j'étais resté à la fenêtre..."
Il ne finit pas sa phrase. Totalement désemparé, il fut empli du même sentiment de remords et de culpabilté. Marie-Anne s'assit à ses côtés, lui carressant délicatement l'épaule. Son instint de maire reprit le dessus et lui permit de trouver les mots :
"On n'y peut rien, tu le sais bien... Par contre, on peut limiter la casse. Imagine que ça arrive à un enfant ou à n'importe qui d'ailleurs ! On doit montrer aux autres qu'on est en danger. Guillaume servira d'exemple. Mais pour ça, tu dois me dire exactement ce qu'il s'est passé. Tu veux bien ?"
Levin acquiesça aux bords des larmes. Il s'aperçut alors que cet endroit était chaleureux malgré le désordre ambiant. Marie-Anne l'était également, malgré la froideur dont elle faisait preuve dans le cadre de son travail. L'ambiance, la personne, tout le rassurait, atténuant l'atrocité de ses souvenirs. Il se lança après avoir longuement inspiré :
"Peu après m'être allongé, je l'ai entendu. Il a hurlé au point où il a dû réveiller tout le quartier. Je me suis levé pour voir ce qu'il se passait dehors. Sur le coup, je n'ai rien vu. Il faisait noir, et je n'arrivais même pas à voir la maison de Guillaume. Et puis, au clair de lune, je l'ai vu... Il était monstrueux Marie-Anne. C'était un monstre gigantesque, aqueux... Tu te souviens de ces petites flaques qui se sont dressées il y a deux nuits. Eh bien elles n'étaient rien à côté. C'était comme si elles s'étaient toutes réunies en un seul être. J'étais impuissant face à ça. Alors je l'ai regardé faire je ne sais même pas combien de temps. Puis j'ai hurlé à en réveiller les voisins. Quelques secondes après, le monstre a disparu.
- Disparu ? C'est un non-sens ! Comment un géant peut disparaître en un claquement de doigts ?
- Rien n'a de sens ici. J'ai l'impression que le monde ne veut plus rien dire. Tout ce que je sais, c'est que dans le jardin de Guillaume, il y avait une énorme flaque. Je suppose que le monstre ne voulait pas être vu...
- C'est une éventualité. Et pour ce qui est de Guillaume le monstre l'a atteint avant de disparaître, c'est bien ça ?
- Possible. Je ne suis sûr de rien. Mais lorsque j'ai fait le tour de sa maison, je n'ai trouvé ni son chien, ni lui. Hormis la chambre qui était gorgée d'eau, tout était très propre, comme si Guillaume ne vivait même pas ici. J'ai ratissé les moindres recoins pourtant, mais aucune trace."
La maire réfléchit un instant et essaya d'assembler les pièces du puzzle incomplet. Elle avait envie de voir les lieux du drame, mais savait d'avance qu'elle ne le supporterait pas. Cela étant, ne rien faire revenait à condamner le village :
"Je crois que je vais réunir tout le monde à nouveau. Seuls, on arrivera à rien et on ne peut pas lutter contre ces choses. Mais peut-être qu'à plusieurs on aura une chance, même infime. Il va falloir qu'on s'entraide. Après tout, on est tous dans le même bateau.
- Le même bateau, oui. Et il s'enfonce dans ces flaques."
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