Juste un sourire
J’ai toujours détesté la mer. Le sable omniprésent, le sel corrosif, les algues échouées… Mais le pire arrive en été, lorsque la chaleur soulève la puanteur suffocante du varech échoué et que des hordes de touristes envahissent le littoral. Ils foulent notre terre comme des conquérants, n’épargnant pas leurs airs condescendants à l’égard de la population locale. À leur départ, ils laissent derrière eux un cortège de déchets, les rues jonchées de chewing-gum et de mégots, comme pour s’assurer que nous n'oublierons pas les raisons de notre aversion pour les vrais citadins. Car avec ses onze mille âmes, notre petite ville côtière n’est bonne qu'à une brêve échappatoire pittoresque, un charme rural tempéré par le confort urbain.
Malgré cette aversion pour le rivage et son agitation saisonnière, j’apprécie parfois le calme qu’offre l’hiver. Dans le froid mordant et les journées écourtées, je perçois une promesse de renouveau, un soupçon de beauté sauvage sous la laideur imposée par les estivants. C’est dans ces moments, lorsque je détache la laisse de Joy, que cette impression se renforce. Mon chien, un robuste croisé de Malinois et de Staff, bondit sur le sable humide avec un enthousiasme qui me pousse, malgré moi, à apprécier cette liberté offerte par l’horizon dégagé.
Joy m’a semblé aussi invisible que moi le jour de notre rencontre à la SPA. J’y suis allée pour un chat, j’y ai craqué pour ce gaillard de trente kilos. Pas parce qu’il m’a tapé dans l’œil au premier regard, ce serait mentir. J’avais fait le tour des box des chiens par simple curiosité, surtout comme un rappel des raisons pour lesquelles je voulais un chat et pas un de ces bestiaux bruyants et malodorants. Et lui, était là, couché en silence, il ne faisait même plus l’effort de se lever. Il lui manquait cette étincelle d’espoir qu'avaient les autres : celle d’être un jour adopté. Ignoré pour son apparence imposante et jugé avec mépris, il avait été rejeté pour toutes les mauvaises raisons. Il avait ce regard triste, d'un animal qui savait déjà qu’il mourrait, seul, dans cette cage. Ce jour-la, le rejeté était rentré avec moi.
Trois ans plus tard, je ne regrette pas mon choix, il m’a sauvé de bien des manières. Notamment, il m’a amenée ici, sur cette plage que j’aurais autrement évitée. Et jamais je ne l’aurais rencontrée. Oui, quel cliché n’est ce pas ? Ma promenade quotidienne, toujours à la même heure, est bien moins une habitude qu’un rituel bien rodé. Juste pour une fille.
Il a suffi de quelques rencontres hasardeuses pour que je tombe accro. Parfois, elle s’arrête discuter avec moi, et alors, l’univers pourrait ne se réduire qu’à elle.
Un regard échangé suffit à adoucir le cri strident des mouettes et le rugissement des vagues, transformant ces bruits en une mélodie apaisante. Lorsqu’elle sourit, le vent salé qui dessèche ma peau et brûle mes lèvres se métamorphose en une caresse délicate. Sa présence est éphémère mais éclatante, comme un rayon de soleil capturé sur l’eau. Nos conversations, parfois triviales, parfois profondes, sont précieuses et fugaces comme les empreintes laissées sur le sable, effacées par la marée montante. Ah, la niaiserie humaine… J’aurais pu la redéfinir pour elle seule.
La douce ironie de trouver la joie là où je ressentais autrefois du dégoût m’échappe encore. Mais ce que je sais, c’est que ce paysage m’impose une solitude que je subis sans l’accepter vraiment, une solitude qui disparaît dès qu’elle apparaît au bout de la rue. Son sourire, constant et réconfortant, est un trésor découvert dans un lieu inattendu, gravé plus profondément en moi que les traces de Joy sur le sable. Ce sourire qui me maintient à flot quand le reste du monde a perdu toutes ses couleurs.
Rapidement, je dois feindre l’indifférence, comme si je ne l’attendais pas. Joy, fidèle complice, me sauve encore une fois avec son bout de bois flotté couvert de bave. Le regarder jouer me donne ces précieuses secondes pour rassembler mes pensées. Car oui, je pense à ce sentiment qui me pousse à sortir chaque jour, espérant la croiser, espérant un sourire. Ce matin, j’ai enfin compris pourquoi je reviens, pourquoi sa simple absence peut teinter ma journée de tristesse. Cela fait sans doute de moi quelqu’un de tordue ou désespérée, peut-être même une harceleuse aux yeux de certains.
Joy jappe et me contourne joyeusement. Je n’ai plus le choix.
Inspirer.
Expirer.
Je croise un regard vert. Soudain, peu importe le sable irritant dans mes chaussures ou le sel qui picote ma peau. Je n’aurais jamais dû venir, c’était vraiment stupide de ma part. Je suppose que je dois être masochiste, ce sourire est une putain de flagellation maintenant que je comprends mes sentiments.
— Toujours fidèle au poste, dit-elle dans un léger rire en se penchant pour gratifier Joy d’une caresse.
J’ai soif, mal à la gorge, et soudainement chaud. Que lui dire, les mots me semblent insignifiants, ridicules.
Est-ce que je tremble ?
Ah oui. Ça me rappelle quand j’étais gamine, incapable d’aligner trois mots sans rougir. J’ai toujours détesté cette timidité maladive, je pensais avoir réussi à m’en débarrasser. Je déteste me sentir comme ça. Surtout face à elle.
— Hey, ça va ? Tu as l’air dans tes pensées aujourd’hui.
Sa voix, douce mais inquiète, traverse le brouillard de mes pensées. J’ai du mal à respirer, une pression étouffante dans ma poitrine me rappelle que ces battements affolés ne sont pas juste de l’anxiété passagère. Est-il normal qu’une seule émotion malmène ainsi mon corps ?
— Salut… euh, c’est rien, je suis juste un peu fatiguée.
Quel doux euphémisme ! La réalité, c’est que je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, à force d’essayer de comprendre ces sentiments qui m’envahissent.
— Oh, tu devrais faire une sieste alors, me répond-elle avec un clin d’œil. Je te dérange pas plus longtemps, à la prochaine.
Elle s’éloigne, et avec elle s’en va un peu de la lumière qui illuminait ma journée. Cette douleur aiguë, est-ce cela qu’on appelle un cœur brisé ? J’ai si mal, comme si on m’avait poignardé.
Je savais bien qu’aujourd’hui ne serais pas différent d’hier. Et pourtant, ce qui me faisait alors sourire me rend désormais tellement malheureuse. J’ai l’impression que mon cœur a été passé au broyeur puis piétiné, chaque battement est plus douloureux que le précédent. Heureusement, Joy est là. Il a le poil humide et plein de sable, il empeste le chien mouillé et les algues fermentées, mais tant pis, j’ai désespérément besoin d’un câlin.
J’aurais dû choisir la forêt aujourd’hui, loin de la plage, loin d’elle. On se serait promenés entre les arbres, puis il aurait nagé dans la petite rivière d’eau saumâtre qui rejoignait la mer et sûrement roulé dans la vase juste pour me faire hurler et mettre ma pauvre voiture dans un état innommable, mais au moins, mon cœur n’aurait pas été en miette.
Pourquoi suis-je ainsi bouleversée par quelqu’un que je connais à peine ? Et pourtant, j’ai l’impression de la connaître par cœur.
Je sais ce qu’elle fait en général de ses journées, je sais qu’elle aime beaucoup marcher et faire du vélo. Elle attend avec impatience le retour des jours chauds pour acheter une glace dans la zone commerciale à l’autre bout de la plage. Elle adore les sucreries qu’elle grignote parfois en chemin.
Et je sais qu’il y a quelques mois, son ex l’a larguée comme une vieille chaussette alors qu’il la trompait depuis longtemps. À cette période, elle ne souriait plus, son expression avait été triste et tourmentée, j’avais eu l’impression d’en mourir. Je lui avais proposé de le tuer et elle avait ri alors que je ne plaisantais qu’à moitié. Et les jours suivants, lui redonner le sourire, même pour quelques minutes m’avait suffi.
Pourtant, en y réfléchissant, je réalise combien je ne sais rien d’elle, vraiment.
À quoi j’ai bien pu penser, comme si elle pouvait s’intéresser à moi. J’ai bien conscience de l’image que les gens ont de moi. C’est de ma faute, avec mes courts cheveux noirs jamais coiffés, mon anneau au sourcil et mes piercings aux oreilles, toujours habillée en noir avec des bracelets en cuir, ne suis-je pas l’incarnation parfaite de la rebelle tourmentée.
Je suis tellement stupide…
— Alors là, je ne te contredirais pas.
Cette voix moqueuse et familière… Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais parlé à haute voix. Est-ce que je suis vraiment à ça près ? Elle est échevelée et essoufflée, comme si elle avait couru. Pourquoi est-elle revenue sur ses pas ? Et ce regard… Elle me fixe, un sourire tendre flottant sur ses lèvres, et je me sens soudainement vulnérable, mais vivante, incroyablement vivante.
Une larme traîtresse s’échappe. Trop, c’est trop pour aujourd’hui.
Ok, on respire, on se redresse, et on fait comme si de rien n’était. Après tout, un problème n'existe que si on lui accorde de l’importance.
— D’habitude, quand je me retourne pour voir une dernière fois ton sourire, tu n’es pas au bord des larmes accrochée à ce pauvre chien qui n’a pas demandé à servir de mouchoir, m'explique-t-elle.
Elle rit doucement à son propre trait d'humour, un son qui réchauffe comme un rayon de soleil après la pluie. Ah ce que je peux être pathétique, c’est absurde comme j’ai si vite oublié la douleur pour se réjouir de sa proximité. Elle est si proche que je peux voir toutes les nuances dans ses yeux verts. Je pourrais passer des heures à les contempler, à essayer d’identifier cette teinte exacte de bleu-vert mêlée d’or, unique à ses iris.
Sa main est chaude sur ma joue. Si réconfortante…
— Que dirais-tu d’en parler devant un café ? C’est moi qui invite.
Les mots me manquent encore, avalés par l’angoisse. Mais merde, je ne peux pas lui en parler, je ne peux tout simplement pas étaler mes sentiments devant elle. Je serais incapable d’essuyer un rejet. Non, je ne peux pas me permettre de perdre l’unique source de lumière de ma vie. Décliner. Une excuse, vite.
Mais elle est si proche, et ce regard… Si elle savait à quel point je suis captivée. Je ferais n’importe quoi si elle continue de me regarder ainsi. Ce n’est pas seulement parce qu’elle me donne l’impression d’exister vraiment, mais parce que dans l’intensité de son regard, je me sens précieuse, essentielle.
Elle s'approche encore, son souffle caressant mon visage. Lorsque ses lèvres trouvent les miennes, le monde s’arrête, mon esprit se déconnecte. Comment pourrais-je penser à autre chose que la douceur de cet instant, le goût paradisiaque de ses lèvres, mes doigts se perdant dans la soie de ses cheveux ? Elle me captive, m’ensorcelle, et je me laisse emporter, renonçant à toute résistance. Je lui donnerais tout, mon âme, mon cœur, tout ce qu’elle désirera, sans la moindre hésitation.
Elle se recule, c’est un véritable supplice de rouvrir les yeux, de laisser s’échapper ce moment magique pour le voir se transformer en souvenir. Mais je dois le faire, je dois affronter son regard pour comprendre. Jamais je ne me suis sentie aussi dépossédée de mon destin, comme si ma vie entière reposait désormais dans ses mains. Pourquoi m’a-t-elle embrassée ? Une part de moi veut se replier, se protéger. La tentation est forte de retomber dans mes doutes habituels : pourquoi s’intéresserait-elle à moi, sinon pour se distraire ou se moquer ?
Mais la tendresse dans son regard semble sincère, elle doit l’être.
— Je prends ça pour un oui, me souffle-t-elle. Retrouve-moi à seize heures au Starbuck.
Je n’y suis encore jamais allée, il n’a ouvert que depuis quelques mois. Mes journées se résument souvent au travail et à Joy. La solitude m’a souvent pesé, mais elle est devenue ma compagne habituelle, une protection contre les blessures du passé. Je ne sais plus accorder ma confiance et me faire des amis. Les amis vont et viennent, la vie est trop instable, je préfère ne pas m’attacher… à l’exception d’elle. Je veux me lier à elle, je l'aime.
Nos mains se trouvent, nos doigts s’entrelacent naturellement, comme si c’était leur position naturelle. Je n’arrive pas à exprimer tout ce que je ressens, c’est plus fort que tout ce que j’ai jamais connu.
Elle m’embrasse encore.
Un frisson.
Trop intense. Jamais assez. Elle recule déjà d’un pas.
— N’oublie pas, viens, me dit-elle d’un ton que je ne lui ai jamais entendu, presque implorant.
Incapable de trouver ma voix, je hoche la tête vigoureusement. Bien sûr que j’irai, le contraire est impossible. J’ai envie de sauter de joie, mais je me contente d’un large sourire. Le sourire qu’elle est la seule à avoir le droit de voir à l’exception de Joy.
Ses joues sont douces sous mes doigts, mes mots se perdent dans le vent, je ne sais même pas ce que j’ai dit, probablement une niaiserie inspirée par son regard. Peu importe, car elle me gratifie du doux son de son rire. Elle m’échappe maintenant, elle est en retard, et pourtant, elle prend le temps de se retourner pour m’offrir un dernier sourire avant de courir attraper son bus.
Une lueur de doute persiste, mais l’euphorie domine tout. Même si elle doit finalement me briser, je me jetterais à cœur perdu dans tout ce qu’elle pourra m’offrir.
— Joy… est-ce que je suis en train de rêver ?
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