Chapitre Premier

11 minutes de lecture

Le soleil tape aux carreaux sales de la chambre du vieux Raymond.
Les moineaux bataillent ardemment pour quelques miettes sur le rebord de la fenêtre. Les passants passent, fidèles à eux-mêmes. Des mamans fatiguées, comme toutes les mamans, poussent des enfants mal réveillés vers l’école. Les conducteurs en retard au boulot zigzaguent entre les bus et les camions qui encombrent les rues. Raymond, qui commence à griller sous sa vieille couette, ouvre un œil mauvais.

  • Ça y est ! Encore une journée de merde...

Comme un pantin aux articulations grippées, il rejette péniblement la couverture à ses pieds. Une jambe, suivie de sa jumelle, et voilà qu'il touche enfin le parquet froid. Encore un pénible coup de rein et il est debout.

  • Faudra que je le relève encore d’un cran, pense-t-il en considérant son lit.

C’est vrai ça, ami lecteur ! Tu n’as jamais remarqué que plus tu prends du carat, plus le pajot prend de la hauteur ? Enfant, tu rêves qu’il soit posé par terre, histoire de pouvoir te rouler dessus, pour tenter tes premières pirouettes. Plus tard, adolescent, tu considères ce lit en te disant que ce serait bien qu’il soit un peu plus haut, histoire de procéder à un autre genre de galipettes. Plus tard encore, tu te félicites que ce lit soit encore plus haut, te protégeant des premiers cris trop matinaux du petit dernier. Puis, toujours plus tard, la hauteur te comble quand tu rentres complètement ruiné par trop d’heures de travail acharné : tu n'as plus qu'à te laisser tomber dessus pour roupiller illico. A cause du Travail, dis-tu. Occupation que tu préfères à la compagnie de ta femme qui te tourne le dos depuis des années, maintenant. Le lit est à la même hauteur que ton fauteuil directorial et tu es tellement habitué à ne plus faire d’efforts physiques que ce travail interminable est devenu une vraie bénédiction.
La retraite venue, avec les rhumatismes et tous les petits tracas qui ont ruiné ta belle santé de fer, tu grimaces encore lorsque tu plies les genoux pour simplement t’asseoir sur ton édredon fatigué.
Maintenant veuf, tu peux enfin occuper toute la place, changer les draps quand bon te semble, c’est-à-dire seulement après plusieurs longues semaines de suées nocturnes. Plus la peine de faire le lit.
A quoi bon, puisque tu déferais le soir ce que tu aurais fait le matin, hein ?
Tu te marres presque en évoquant les souvenirs indélébiles de ces discussions stériles et tempétueuses où ta femme te fusillait du regard avant de claquer la porte de la chambre.
Porte que tu laisses toujours ouverte maintenant.
Mais la rigidité de ton corps vieilli, exercice que le temps t’impose en prévision d’une rigidité définitive, t’oblige à hausser toujours un peu plus ce lit. Maintenant, il ressemble à une cathédrale de coton, en attendant de devenir le mausolée réservé à chacun d’entre nous.

Bref, le vieux Raymond se fait la réflexion que son chemin sur Terre vient de franchir une nouvelle étape. Une étape qui l’approche un peu plus encore de la destination finale.
Il soupire un grand coup et se dirige en traînant des pieds vers la cuisine. Le carrelage vert et blanc est gelé. C’est l’avantage, paraît-il, de ces vieilles baraques qui te protègent des températures extérieures, toujours inverses de celles que tu espères, éternel insatisfait. Il aime cette sensation de fraîcheur après la moiteur des draps. D’ailleurs, il bat des orteils de contentement (essaie de le faire…tu applaudiras la performance !)

D’un geste mécanique il ouvre l’antique porte du placard qui renferme les ingrédients indispensables à son réveil ; café, sucre roux, cuiller. Quelques cafards attardés s’empressent de se barrer vers des contrées plus obscures. Raymond s’empare d’une grande tasse ébréchée, vieille faïence jaunasse et d’une laideur toute particulière qui justifierait une destruction rapide et discrète.
Pourtant, il cajole cette tasse avec dévotion, depuis plusieurs décennies.
Sa grand-mère, atomisée un petit matin de juin 1917 par le souffle d’une gigantesque bombe anglaise malencontreusement déportée par des vents mauvais (tu parles ! les artilleurs devaient en tenir une belle ce matin là !) lui avait offert cette tasse qui, à l’époque était magnifique. Au moins aux yeux émerveillés du gamin qu’il était alors. Il avait sept ans. Unique vestige de sa vie passée et ultime trace de sa famille, le vieillard protège avec constance ce fossile qu’il souille tous les matins en buvant son café.
Car celui-ci est une étape incontournable de sa vie au quotidien.

Un peu de grains à moudre dans le moulin. C'est une vieille boîte vermoulue qui, vaille que vaille, continue de concasser malgré de véhémentes protestations. Tu penses, après plus d’un siècle de concassages et de moutures plus ou moins bien faites, il en a classe le machin ! Il rêve en silence d’une poubelle accueillante qui accepterait de l’emmener vers une décharge peinarde, là où il pourrait se désagréger en paix.
Quelques morceaux de charbon dans le vieux poêle en fonte, une casserole cabossée en fer blanc remplie d’eau et un peu de patience. Voilà qui est fait.

Pour patienter, Raymond jette un œil indifférent à la fenêtre. Rien de spécial, comme d’habitude. Le facteur est là, près de la boîte aux lettres. Il hésite un peu, reste à distance prudente puis, finalement, jette le courrier par-dessus la grille du jardin : pas question de prendre de risques : ses tympans se souviennent encore d'une méchante aventure que le vieux lui avait réservée (je vous en parlerai un jour si les aventures du centenaire vous plaisent...)
Quand l’eau frémissante est devenue riche de café, sombre comme la plus triste des nuits, Raymond, tasse en main, descend de son perron et se rend d’un pas paisible vers la table de jardin. Ça fait des années qu’il n’a plus posé son cul sur une des chaises en fer forgé, pieds tournés, assises Louis XV, peintures écaillées et rouille en super forme. Pourquoi venir alors ? Il l’ignore et il s’en fout.
Pas la peine de perdre une seconde à se demander le pourquoi du comment : il en a envie, c’est tout.
Peut-être que le Saigneur (oui, oui, je ne vous répète pas, mais Saigneur quand même) a décidé de lui faire un signe aujourd’hui ? Amusé par cette idée grotesque, il avance dans les herbes hautes et drues qui ont remplacé la pelouse depuis longtemps. Il en subsiste bien quelques plaques, par-ci, par-là, mais il y a plus de ronces que de roses dans ce chantier. Sans se préoccuper des piqûres d’ortie, il s’installe et commence sa dégustation. Le café est brûlant, fort. Pile comme il l’aime. Il en éprouve presque de la joie. Finalement, il se passera peut-être quelque chose de bien aujourd’hui !

Raymond ne le sait pas, mais quelques chardons se sont agrippés à sa robe de chambre dont les pans ont divorcé sans prévenir. Du coup, certaines parties de lui-même sont offertes au vent et laissent apercevoir la dévastation du temps sur sa peau parcheminée…
Epouvantés, les mulots s’enfuient à tire d’aile (si, si ! Ce sont des modèles spéciaux, croisés avec des chauves-souris. C’est pour ça qu’ils peuvent s’envoler. Eh…quand on ne connaît rien à la Nature on se contente de regarder Léon Zitrone et Interville…ok ?)
Donc, les mulots s’envolent en poussant des beuglements bovins (autre croisement) ; les taupes s’évaporent dans des galeries qu’elles creusent à un rythme qui ferait pâlir de jalousie les mineurs de fonds les plus chevronnés ; les moineaux se jettent sur le dos, font le mort ; les pies changent de couleur ; les rouges-gorges se coupent les veines ; les pigeons cacattent plus fort que d’habitude.
Même les vers de terre ne regardent plus les étoiles et tremblent d’effroi à la vue des vestiges intimes du vieux Raymond !

Mais le pépère s’en tamponne le coquillard. Rien à secouer des affres de Dame Nature. Il pose son popotin et d’un geste large balaie les feuilles mortes qui encombrent la table, baille à s’en décrocher la mâchoire. Il regarde sans les voir les gens qui déambulent sur le trottoir.
Certains lui donnent un gentil bonjour auquel il marmonne, la main levée, d’aller se faire enfiler chez les Hellènes. Aucune raison d’être aimable avec tous ces inconnus qui se cassent à peine le fion pour lui gagner sa misérable retraite. Les gamins courent en criant, bousculent des adultes sans s’excuser. Les chiens pissent furtivement sur les jantes des voitures à l’arrêt.
Bref, le train-train quotidien, sans aventure, sans accroc. Sans intérêt.
Et le vieux considère tout ça avec nonchalance.

Pourtant, il se dit avec ironie que tous ces passants pourraient être classés selon leur vitesse de croisière sur les trottoirs. C’est d’un intérêt très relatif, mais bon, quand on n’a rien à faire que regarder les autres s’agiter, ça occupe, non ?
En partant des plus rapides aux moins véloces, il trouve les sportifs, sur le retour pour la plupart, puisqu’il faut bien avoir du temps à soi pour se livrer à un exercice aussi ridicule, selon lui.
Les sportifs, donc. C’est-à-dire cette cohorte d’abrutis, férus d’écologie citadine, ennemis jurés des camions et des mobylettes, accoutrés dans des tenues plastiques et stupides, soucieux de se montrer aux yeux de leurs contemporains (figés dans leur graisse, eux) avides de remplir leurs poumons de sportif des gaz d’échappements des voitures coincées dans les embouteillages…
Ils semblent poursuivre leur jeunesse qui s’enfuit plus vite qu’ils ne courent, le teint rouge et le torse couvert d’une noble sueur.
Remarquez aussi que la sueur est une émanation animale qu’il convient de masquer et de fuir en toute circonstance sauf…quand on court dans les rues. Là, il est normal de suer comme un goret, de puer le fauve.
Conventions sociales non dites mais partagées par tous ceux qui se prêtent à ce type d’exercices. Le lecteur MP3 sur les esgourdes, ils avancent, ils foncent, indifférents aux autres. Ils marmonnent les paroles de la chanson dont ils profitent seuls, en parfaits égoïstes.

Ensuite, il y a les mômes. Les terribles petits loustics se carapatent après un mauvais coup à l’étalage du bougnat local. Ils n’ont sûrement volé qu’une orange mais le mec les a repérés et vocifère des insultes qu’aucun ave maria ne saura jamais pardonner. Le sac à dos bien chargé, ils slaloment entre les obstacles, hilares et répondent des injures d’enfants.

Viennent après les "propres sur eux", selon les dires de l'ancêtre. C’est-à-dire les costards trois-pièces à deux balles. Tissu sombre, chemise blanche, grosse cravate bleue, un brin scintillante (tu sais ce qu’on dit de ceux qui se trimballent de grosses cravates, hein…) pompes noires et sonores, à cause des fers sous les talons. Le teint jaune poulet à force de bronzage artificiel, ceux-là avancent crânement, en rythme avec leur attaché-case bourré de papelards. Papiers d’une importance capitale pour la survie du monde qu’ils supervisent d’un œil sévère. Papiers tout juste bons pour allumer un barbecue, mais, l’air important, ils toisent les autres avec condescendance. Tous les ignares se rendent-ils seulement compte de quoi serait fait le monde s’ils n’étaient pas là pour le sauver et le diriger ? Et ils en croisent d’autres, plus rigolos, plus pittoresques.

Ceux-là, un vieux plan tout déchiré à la main, tournent sur eux-mêmes à la recherche de la rue machin. P..., elle est pourtant bien indiquée sur cette saloperie de carte, vieille de cent cinquante ans à peine ! Lunettes rondes aux verres fumés, cheveux hirsutes, vêtements usés et bariolés, ils tentent de discerner le monde malgré les récents vestiges fumeux de quelque joint consommé un peu plus tôt. Rendez-vous important…question d’embauche…qu’ils espèrent refusée…bien sûr.
Ils demandent leur chemin à une autre catégorie de lambins du trottoir : les Mamans.

Malheureusement, attentives à ne pas perdre de vue le petit dernier qui marche depuis trois jours seulement, ces dernières s’excusent rapidement et prétendent ne pas connaître la rue demandée et hurlent d’effroi à la première voiture qui déboule un peu trop vite dans les parages. Inquiètes de la force du vent, des nuages qui pourraient s’assembler en une tornade aspireuse d’enfants (si, encore une fois, le mot aspireuse existe. Changez de dico, je sais pas moi, m… à la fin ! Ou faites comme moi ; créez le vôtre !) elles cauchemardent des avions qui attendent de s’écraser avec plusieurs centaines de passagers sur leurs rejetons. Ces mères-modèles blanchissent leurs cheveux plus vite qu’elles ne peuvent marcher vers l’enceinte protectrice du jardin municipal. Là où elles peuvent se reposer, enfin.

Et là où elles croisent les derniers de la catégorie des passants selon Raymond ; les Vieux.
Et les Vieilles aussi.
D’ailleurs, il y a beaucoup plus de vieilles que de vieux. Faut dire que ces teignes ont tout fait pour se débarrasser de leur croulant pour couler des jours paisibles entre elles… Vous ne me croyez pas ? Alors, vous êtes soit une femme, soit une tapette. Lisez les statistiques : vous verrez bien que j’ai raison. Donc, sous les feux de la rampe apparaissent enfin les derniers passants : Les Retraités. Parce que les Vieux le sont tous.

Vêtus à la mode des années quarante, les vieux défilent lentement. Très lentement. D’ailleurs, on se demande même si certains ne sont pas figés dans la cire tant ils paraissent immobiles. La tête penchée en avant, ils soufflent à chaque pas qu’ils font. Ils se hâtent lentement vers l’étal du boucher pour acheter un quart de tranche de jambon. « Bien fine, s’il vous plaît, mais avec une grosse bande de graisse autour, hein ? …. Merci, monsieur le boucher, vous êtes bien aimable… »
Le litron de picrate et la demi-baguette de pain blanc essaient mollement de fuir le cabas préhistorique, mais ils sont presque morts à cause d’un bout de frometon qui pue le charnier et qui finit de se répandre au fond dudit cabas.
Protégés sous d’épais pardessus aux motifs écossais (vrai que l’hiver quarante avait été particulièrement rude) ils sentent la poussière et l’hygiène négligée.
Toutefois, certaines mamies toujours coquettes continuent de se couvrir la façade d’épaisses couches de crèmes rajeunissantes. Elles refusent de croire que le temps ne peut être combattu.
Les autres vieillissent, pas elles.
Espérant toujours demeurer assez comestibles pour un vieux sapajou en goguette, elles estiment nécessaire, voire indispensable, de se trouver prêtes en cas de bouillave inattendue…
Enfin, inattendue ce n’est pas exactement le terme puisqu’en fait elles attendent leur ultime Prince Charmant depuis plusieurs décennies d’abstinence totale. Les cheveux teint en bleu, cuivre pur ou encore violet-délavé, les yeux cernés de noir, les esgourdes déformées par des pendentifs lourds comme des robinets, le râtelier toujours prêt à se faire la malle en cas d’éternuement intempestif, elles n’hésitent jamais à faire de l’œil à quiconque les regarde.
Raymond se marre toujours quand il les voit faire, surtout quand les plus bigleuses s’adressent à des poteaux indicateurs…

Il en est là de ses observations savantes quand son regard croise les yeux de braise d’une fée…
Au moins une Fée, voire mieux encore !
Le temps suspend son vol ; les bagnoles ne klaxonnent plus ; les avions s’arrêtent entre les nuages. Y a même le noirpiot de la voirie qui se remet au boulot !
Et la foudre, dans un tonnerre de fin du monde s’abat aux pieds de Raymond qui n’en croit pas ses yeux. La détonation l’assourdit un instant, sa vue se brouille le temps de l’éclair.

Tiens, je vais finir ce chapitre ici, histoire de te faire patienter une seconde.
C’est vrai, nous allons bientôt pénétrer (sic) dans le vif du sujet alors je trouve bien de faire une coupure à cet instant de mes âneries. En plus j’en ai marre de planter ce décor bucolique, délicat à souhait, alors que ce qui va suivre risque de te surprendre un brin.
C’est vrai, quoi ? On se pète les neurones à vous emmener avec nous dans des univers introuvables (quoique…) et il faudrait qu’on vous laisse dévorer tout ça sans seulement prendre le temps de bien mâcher, de bien mastiquer, de bien déguster avant de passer au plat principal. Rendons plutôt gloire à tous ces petits personnages inconnus et inconsistants qui ornent les décors succincts des précédents paragraphes.

Bon, fin de chapitre !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 10 versions.

Vous aimez lire Frédéric Leblog ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0