Chapitre Premier
« Tant va la cruche à l’eau, qu’à la fin, elle se brise… »
Quand l’auguste chevalier servant ouvre les yeux, le jour est levé depuis longtemps. Réveillé par une excellente odeur de café, il profite encore de la tiédeur de sa couette avant de remettre les pieds sur terre. Après bien des efforts et petits jappements douloureux, le voici enfin à la verticale. Les mains scotchées sur ses pauvres reins endoloris, il se traîne comme une manifestation de fonctionnaires vers la cuisine d’où viennent les notes mélodieuses d’une chanson des années trente.
En fait, il s’agit de mamy-jambe-de-bois qui prépare tranquillement le déjeuner. Elle chantonne comme une jouvencelle, à la voix cassée et rocailleuse près. Penchée au-dessus de la cafetière, elle verse l’eau frémissante sur la poudre brune. Elle a déjà tout préparé et, quand elle entend arriver son compagnon de chevauchée nocturne, elle se retourne et fait son plus beau sourire en guise de bienvenue. Raymond ne peut s’empêcher de grimacer d’effroi à la contemplation de cette bouche édentée, dévastée par des décennies passées sans voir la moindre brosse à dent. Il contemple, médusé, les chicots noircis, aux trois quarts déchaussés et qui ne demandent qu’à quitter ce réceptacle putride pour une retraite bien méritée ! (Hein ? Qui a dit qu’elle avait un dentier, hier ? Ben ouais, et alors, le dentier est accroché sur les ruines de cette Pompéi d’un genre nouveau, c’est tout !)
En plus, soucieuse de bien accueillir son Casanova, elle s’est maquillée, la vache ! Du rouge vif, le genre de couleur qui te vrille l’angoisse pire que dans les films d'horreur. Imagine le choc pour le pauvre vieux qui revient à la vie ! Et les yeux, dis, t’a vu les yeux ?! Elle s’est collé trois cents grammes de charbon autour des lotos, a mis du bleu sur ses paupières mais sans respecter les frontières, la vieille ! Ça donne un mélange surprenant. Elle a peigné ses restes de cheveux de telle sorte que son crâne soit le moins apparent possible mais Raymond devine sans effort le cuir chevelu blanc et miteux de la vieille star…
- M’enfin…ça ou autre chose, marmonne-t-il, du moment que le caoua est bon...
Agathe fait semblant de ne pas entendre.
- Bonjour mon tendre ami, commence-t-elle, dormîtes-vous bien ?
- Mouais…j’ai l’impression d’être passé sous un train mais ça devrait aller, répond l'intéressé, un peu surpris du vouvoiement après cette nuit d'ivresse.
- Je vous ai préparé un petit déjeuner dont vous me direz des nouvelles !
- Où est la tasse à mamy ? grogne le vieux, tout de suite plein de méfiance.
Et c’est là que le rêve s’est brisé. Précisément à cet instant…
Parce que la tasse du pépère… eh bien cette pauvre Agathe l’a cassée en faisant la vaisselle. Elle est tombée sur le sol dur et froid de la cuisine après une fausse manœuvre. Mamy s’est bien jetée au sol en un centième de siècle pour la rattraper mais…trop tard ! Comme dans les superbes ralentis des films à grand spectacle, elle a parfaitement vu cette minable tasse exploser en menus morceaux lors de l’impact. En plus, elle s’est coupée la viande en tombant sur les éclats de faïence. D’instinct, elle sait que le vieux ne lui pardonnera jamais cette bévue. Elle se souvient parfaitement des simagrées de la veille pour cette cochonnerie de tasse et son expérience de femme fatale (à tout ce qu’elle touche, en l’occurrence) fait sonner les trompettes de la mort à plein tube pour son avenir immédiat entre ces murs… La vioque fait mine de ne pas entendre la question de Raymond et continue de chantonner. Mais sa voix trahit son attitude inquiète…
- Dis-donc, la mère, bougonne l’ancêtre, elle est où, ma tasse ?
Parce que lui non plus n’est pas tombé de la dernière pluie, il pressent du vilain…
- Votre tasse ? Quelle tasse, mon adoré ? se défend la vieille. Regardez plutôt ces belles tartines grillées ! Elles n’attendent que vous ! Venez donc prendre place à côté de moi…
Mamy se défonce pour noyer le poisson, n’hésite pas à rouler des hanches, quitte à se trouver embarquée dans les meubles sous l’effet des ondes de choc mais rien n’y fait. Le vieux la regarde d’un œil mauvais et plein de menaces naissantes.
Alors, le geste grave, elle pose délicatement la cafetière sur la table. Pose les deux mains en appui sur ladite table, respire un grand coup et se lance, avec le plus de miel possible dans la voix.
- Eh bien, commence-t-elle, je dois vous faire un aveu, mon cher ami.
- Ouais…j’écoute…
- Ce matin, je venais de me réveiller et, pour vous remercier de cette merveilleuse nuit, je me suis dit qu’il vous faudrait un bon café et un solide petit déjeuner pour…
- Bon, ferme-la avec tes âneries et dis-moi ce que t’as foutu avec ma tasse, coupe Raymond d’une voix…tranchante !
Silence de mort. Agathe, les yeux soudés sur le carrelage réfléchit à toute vibure pour se sortir du guêpier. Elle sent le regard courroucé de son amant qui pèse sur ses épaules chenues. Elle tente quelques minauderies de bas étage pour prévenir la tempête qui pointe à son horizon déjà blafard mais le retraité change progressivement de couleur et fait de visibles efforts pour ne pas exploser. Car il pressent le pire. C’est qu’il a du nez, le pépère ! C’est pas quand on a passé les cent et quelques balais qu’on se laisse facilement berlurer, tu vois ?
- Bref, mon pauvre ami, je suis tombée ce matin. Regardez ces vilaines entailles à mes bras. Et je ne vous parle pas de mes pieds…je me suis coupée de partout !
- Ma tasse, bordel ! Elle est où ? tonne Raymond à bout de patience.
- Elle…elle est cassée, chuchote Agathe. Elle est tombée et s’est brisée en mille morceaux…je…je suis désolée. Je ne voulais pas…pas ma faute…mauvaise manœuvre…geste malheureux…regrette les conséquences…
Et la vieille de continuer à soliloquer, aveugle et sourde pour ni voir ni entendre le retraité qui gueule comme un goret à l’abattoir !
- Mais, bougre de conasse ! Tu pouvais pas toucher à ton cul plutôt que de t’occuper du mien ?
- Vous ne disiez pas ça, cette nuit, proteste Mamy. Je comprends votre désarroi mais je me suis blessée, plaide-t-elle timidement.
- M’en fous ! Tu pourrais pisser le sang sur le trottoir que ça me ferait pas plus d’effet !
- Tout de même…une simple faïence…complètement ébréchée…moche comme un tampax usagé…
- Et elle est où maintenant ? rouspète Raymond. Y a peut-être encore quelque chose à faire. Dis-moi où elle est avant que j’te taillade la couenne.
- Ben…dans la poubelle, dans le jardin, pourquoi ? répond Agathe.
- Putain d’Adèle ! Et les boueux qui passent ce matin ! braille-t-il en se levant avec effort. Il faut que je la récupère tout de suite !
- Mais, mon ami…proteste la vieille.
- Oh, la ferme, infâme radasse ! Voilà comment je suis remercié de mon acte de charité à t’offrir le gîte, le couvert et tout le barnum ! Oh, mais attends ! Tu perds rien pour attendre ! Je vais reprendre mon bien et après je m’occupe de ton cas ! Tu vas adorer ! Bouge pas, sac à puces, je reviens !
A suivre...
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