L'attente

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 CORRE : Maintenant, quoi ?

Corre s’est retrouvé seul. Il ne savait pas ce qu’était allé faire Nazirine, et je n’en avais pas la moindre idée non plus. Mes suspicions devaient être comme les siennes : absolument confuses et incertaines. Je ne savais plus quoi attendre de ces deux hommes. Il fallait que je comprenne ce qui se passait dans cette salle. J'avais posé les pieds dans un récit mais je ne savais pas encore par quel bout j'étais entré. À partir de maintenant, seul Corre parle. Il le faisait en marchant, parfois s’asseyant, parfois se relevant ; il y avait de longs moments de silence.

 CORRE : Maintenant, quoi ? Il va pas être parti très longtemps, le poste de garde n’est pas si loin. C’est évident. C’est évident qu’il va venir me chercher, je savais que j’aurais dû me taire sur l’affaire. Et sur elle ! Il va me manger avec ça. Mais ça m’a échappé ! Pourquoi ça m’a échappé ? J’ai vu le nom, j’ai eu le temps de considérer tout ce que ça pouvait dire, j’ai vu le nom et je me suis dit « ne dis rien. Ne dis rien, fais ton travail et ne dis rien. » Il va me manger. Il a les crocs, Nazirine, ils en ont tous, et ils réclament à boire comme des chiens ; bon Dieu j’ai rejoint des animaux, je travaille pour des animaux ! Qu’est-ce qu’on a fait à Villemarin ? Mais qu’est-ce qu’on a fait ?!

Les événements de Villemarin ne m’ont pas paru extraordinaires. On nous a annoncé cent morts, c’est tout. L’horreur qu’on y a vue a déjà été vécue par d’autres parties du pays. Le fait que Corre ait été tant affecté démontre pour moi que la vraie nature de l’incident a été dissimulée, la vraie horreur gommée. Pas extraordinaire… D’avoir dit cette phrase me dérange. J’aurais dû être choqué par ce que j’ai vu. À une époque, je l’aurais été. C’est tout… Je ne connais pas la vérité de l’affaire, vous connaitrez mieux que moi, madame la ministre, mais je m’inquiète soudain de tous les cimetières qui poussent dans notre pays. Qu’il y ait trop de corps pour chaque tombe et chaque nom.

 CORRE : Qu’est-ce qu’on a fait ? demande l’animal. Qu’est-ce que je n’ai pas fait pour eux ? Ah, on a lavé ce pays. On l’a bien lavé, tellement bien qu’il reste plus une brique de debout, plus un bâtiment qui tient, plus une personne de bien droite, de bien humaine. Plus un sourire dans le village, plus un regard, ou un mot ou un nom. Même Nazirine, grand militaire qu’il est, je me demande s’il a remarqué qu’il était vouté ? Il ne reste plus personne à sauver, plus personne. Et elle… aller tuer… aller tuer des gens comme des chiens… alors c’est comme ça que je tombe.

Il s’est tu un instant. De mon côté, j’ai pris l’opportunité pour essayer à nouveau de déplacer le tableau. Corre étant seul et perdu dans ses pensées, je me suis dit que c’était maintenant ou jamais.

 CORRE : Mais non… Mais non, il reste… j’ai une chance. J’aurais dû le voir plus tôt. Il va pas ramener des gardes. J’étais idiot, il ne va pas ramener de gardes. Ici, on parle sobrement, on parle de tout. Et c’est idiot, mais il y tient, il y tient tellement, parce que dehors, il sait plus parler. C’est idiot ! Il ne sait pas parler la langue que j’ai faite. Moi, c’est ici que ma langue se casse. Je ne sais pas faire dans le sobre. Il y tient trop. S’il me dénonçait, il n’aurait plus personne avec qui parler. J’ai une chance, ici j’ai une chance, avec lui j’ai une chance.

J’ai pu déplacer le tableau du Lion Pendu et libérer le trou. Si j’ai fait un bruit, il ne l’a pas remarqué. Car il souriait. La pièce s’est ouverte à moi et la première chose que je vis c’est Corre qui souriait comme l’aurait fait un condamné qui se met la corde au cou. C’est ce qui se passe quand un homme décide qu’il tient plus à sa dignité qu’à sa vie. À mesure que je réécoute cet enregistrement, je commence à comprendre que je suis arrivé à la fin d’un homme, au moment où il éclate de toutes les contradictions qu’il a prises en lui.

 CORRE : Et dire que c’est lui qui m’a fait entrer dans l’État. Voilà comment je le repaye. En créant, une langue qu’il n’arrive pas a parler. Il ne sait pas vraiment mentir, il laisse les autres le faire, mais lui il en est incapable. Je peux la sauver. Je peux la sauver. Qu’est-ce que je peux faire d’autre ? Il n’y a plus d’autres noms comme le sien.

Et la porte s’est ouverte à ce moment-là. La scène était glorieuse. Corre était assis dans sa chaise, faisant face à Nazirine quand celui-ci est entré. Derrière le bureau, la grande fenêtre faisait tomber une marée de lumière dans la salle. On y voyait la poussière y tourner comme un millier d’étoiles. Nazirine a dû voir Corre comme une ombre, se découpant contre le jour, à la même manière que moi je les avais vus à travers le tableau.

 NAZIRINE : On va pouvoir reprendre.

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