Dans les veines

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Edith Carver referma avec soin la porte d’entrée de la maison du pasteur Warren et examina les alentours. Le crépuscule tombait sur Plymouth, Gordon Place était déserte. Rassérénée, elle releva le col de son manteau et s’avança d’un pas vif en direction de Carver Street. Elle jeta à peine un œil au Plymouth Rock qu’elle connaissait trop. Le vent du large lui fouettait le visage, elle en emplit ses poumons. La purge fut efficace, elle considéra les événements de l’heure écoulée avec calme et distance. Elle était passée près de la catastrophe, mais une fois encore, Dieu l’avait accompagnée et empêché le tort prêt à lui être causé. Elle adressa au Seigneur une prière de remerciements, tandis qu’elle traversait le croisement avec Middle Street.

Jusqu’à cette heure fatale, sa journée s’était déroulée selon le programme établi. Le matin, elle avait effectué l’inventaire de son argenterie, puis, avec l’aide de madame Gardner, entrepris de nettoyer les pièces les plus ternies. Elles avaient discuté des menus pour Thanksgiving, la Noël et le Nouvel An. Après un déjeuner sobre, Edith était sortie pour quelques courses, passant notamment à la librairie retirer une biographie du président Garfield commandée de longue date. Elle était revenue chez elle, 18, Bradford Street, et n’y avait croisé personne. Madame Gardner avait terminé son service et Reginald, son mari, s’était apparemment attardé à son club. Estimant qu’il ne rentrerait pas avant le dîner, elle avait décidé d'aller chez le pasteur Warren, afin de lui remettre l’édition originale des Portraits d’éminents pasteurs méthodistes de John McClintock qu’il lui avait prêtée.

Le pasteur Warren habitait une maison singulièrement délabrée sur Gordon Place. Le vieil homme, à la retraite depuis de nombreuses années, vivait d’une maigre pension et sa santé chancelait. Il avait renoncé à tout entretien de sa demeure et n’en sortait que rarement. Edith trouvait que la ville et l’église manquaient de générosité à son égard, après les immenses services qu’il avait rendus à leur communauté. Les deux institutions auraient dû lui offrir un logement plus décent. Elle concéda que le pasteur était attaché à la fois à son indépendance et à des principes d’existence inchangés depuis le début du siècle. Il avait repoussé ses propres offres discrètes de dons. Il refusait toute aide à domicile pour le ménage et consacrait l’intégralité de son temps à d’obscures recherches historiques et généalogiques sur Plymouth et ses habitants. Edith estimait de son devoir de lui rendre visite régulièrement. Il était ravi de lui présenter ses dernières découvertes, elle feignait de l’écouter avec attention.

L’après-midi touchait à sa fin quand elle avait frappé à la porte du pasteur. Il l’avait accueillie avec grâce et fait entrer dans son bureau, où il passait l’essentiel de ses journées. La pièce était sombre et encombrée de livres et d’archives. Un timide feu la réchauffait péniblement, seule une antique lampe à pétrole l’éclairait. Au nombre de ses excentricités, le pasteur récusait l’usage de l’électricité. Edith avait eu à peine le temps de s’asseoir qu’il lui avait fourré un tas de vieux papiers entre les mains. Cela ressemblait à des registres paroissiaux. Elle s’était félicitée d’avoir conservé ses gants, quelle imprudence c’eut été de manier avec si peu de précaution des documents aussi anciens et fragiles. Le vieil homme avait repris sa place sous la lampe et pérorait sur les curieux détours du destin, sur les hasards de l’histoire, puis sur la vanité mal placée de la haute société de la côte est. Edith s’était raidie sur sa chaise, se sentant visée à titre personnel. Elle s’était toujours enorgueillie d’appartenir aux plus anciennes et plus prestigieuses familles des États-Unis. Née Allerton, elle descendait en ligne directe d’Isaac Allerton. Quant à Reginald, il était issu de John Carver. Tous deux étaient passagers du Mayflower, fondateurs de la ville et deux rues avaient été baptisées en leur honneur. Leur lignage était établi et justifiait l’existence même d’Edith. Son ontologie, son destin, jusqu’à ses moindres gestes, étaient conditionnés à son appartenance à cette élite du sang. Elle demeurait cependant chrétienne : elle ne faisait pas montre de cet orgueil. Il était intérieur, invisible. Elle le compensait en s’adonnant avec zèle aux prières, à la dévotion et à la charité. Le pasteur Warren était bien placé pour le savoir, il avait présidé à d’innombrables événements philanthropiques auxquels elle avait contribué.

Edith s’était concentrée sur le flot de paroles qui s’échappaient de la bouche du vieil homme. Elle avait lentement entrevu la signification de son discours et son sang s’était glacé dans ses veines. Une interpolation dans les actes paroissiaux aurait conduit à une confusion entre Carver et Carter. Le pasteur en riait presque, lui qui avait découvert l’erreur de manière fortuite. De quoi, selon lui, réécrire en partie l’histoire de Plymouth. Edith la connaissait par cœur et réalisa l’anéantissement que cela impliquerait pour elle et sa famille. Loin de descendre du premier gouverneur de la colonie, son mari ne serait que le distant agnat de Robert Carter, l’obscur serviteur du cordonnier Mullins. Elle contempla sa ruine et sa chute éminente de l’empyrée social de Plymouth. La moindre fibre de son être se révolta à cette perspective. L’enchaînement conséquent dut tout à ses réflexes. Elle empoigna un lourd volume de l’Encyclopédie de la littérature biblique, théologique et ecclésiastique à sa portée et l’envoya à la tempe du pasteur. Celui-ci, foudroyé dans son exposé, s’affaissa dans son fauteuil. Edith tâta son pouls, il battait faiblement, une chance. Elle replaça le tome à l’endroit initial, jeta les vieux extraits de naissance dans l’âtre où ils se consumèrent en un clin d’œil, puis d’un revers de la main, renversa la lampe à pétrole sur la table d’études. Le liquide inflammable s’y répandit aussitôt, mettant le feu aux dossiers et aux ouvrages empilés. Elle sortit prestement de la pièce, tandis que les flammes léchaient déjà la veste élimée du pasteur.

Edith fut soulagée en rentrant chez elle de n’avoir croisé âme qui vive. Elle ôta promptement son manteau, son chapeau et ses gants, puis s’installa au salon, à son dans son fauteuil habituel. Elle feuilletait le dernier numéro du Journal de la littérature biblique lorsqu’elle entendit la clé de Reginald tourner dans la serrure. Il pénétra dans la pièce, l’air défait. Il lui annonça la terrible nouvelle : la maison du pasteur Warren avait pris feu et été réduite en cendres. Le malheureux était resté prisonnier des flammes, les pompiers n’avaient pu le sauver. Son corps carbonisé avait été extrait des décombres et transporté aussitôt à la morgue. Edith feignit la stupeur et la consternation. Mais au fond d’elle-même, elle fut satisfaite de son habileté au crime. Ce soir-là, elle s’endormit d’un sommeil paisible. Avant de gagner le royaume céleste de Jésus, ce dont elle ne doutait pas, elle avait affermi sa place dans sa Jérusalem terrestre.

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