Installée derrière mon comptoir, je parcours les sites des maisons d’édition à la recherche des prochaines acquisitions que je vais proposer à mes clients une sélection qui soit à la fois variée mais toujours de qualité. La rentrée littéraire cette année est riche et je prends donc le temps de lire les résumés et les avis des critiques avant de valider mes achats.

— Bonjour Mademoiselle, vous êtes ravissante aujourd’hui, encore plus qu’hier !

Je lève la tête et souris à Monsieur Jacques qui me fait face. Les cheveux gris mi-longs, ce vieux monsieur à l'œil rieur et à la barbe blanche bien taillée est un vrai charmeur, malgré son âge. Il n’hésite pas à me ramener des fleurs parfois ou à m’inviter au restaurant. J’ai hésité à accepter alors que je le connaissais à peine mais j’ai fini par céder et, désormais, nous nous voyons une à deux fois par mois, autour d’un repas le plus souvent gastronomique qu’il m’offre à chaque fois.

— Bonjour Monsieur Jacques. Vous avez l’air en forme, ce matin, ça fait plaisir. Vous avez déjà choisi vos livres de la semaine ou vous venez d’arriver ?

— Comment ne pas être en forme lorsque l’on fait face à une créature aussi sublime que vous, Mademoiselle ? Et non, je n’ai pas encore choisi, j’attendais de voir ce que vous nous avez sélectionné. Vous pensez que je vais trouver mon bonheur ?

— Je vous laisse aller voir à l’endroit habituel. Vous savez où je mets toutes les nouveautés ! Il y a de jolies romances qui viennent d’arriver, je sais que vous les appréciez particulièrement.

— Ah oui, j’adore les histoires d’amour, il faut qu’elles finissent bien par contre ! La vie est assez triste pour ne pas avoir en plus à lire des ouvrages déprimants ! Moi, ce que j’adore, c’est quand à la fin, les héros finissent ensemble, qu’ils vivent heureux et ont beaucoup d’enfants. Un peu trop romantique pour vous qui êtes si jeune ?

— Du tout, Monsieur Jacques. L’avenir est aux romantiques, si vous voulez mon avis, et jamais je ne donnerai mon cœur à quelqu’un qui ne l’est pas !

— J’ai donc encore toutes mes chances, c’est parfait, répond-il dans un sourire en se frottant la barbe, clairement amusé de la tournure de la discussion.

Je ne peux m’empêcher de rougir et fais mine de me plonger à nouveau sur mon écran alors qu’il s’éloigne en sifflotant. Je ne sais pas pourquoi je réagis comme ça, mais, malgré la différence d’âge, j’avoue qu’il parvient à me charmer et à m’intéresser bien au-delà d’une simple relation entre client et propriétaire d’une librairie, voire même qu’entre simples amis.

Lorsqu’il revient, deux livres à la main, j’ai eu le temps de retrouver mon calme et l’accueille avec un sourire.

— Vous avez trouvé votre bonheur, alors ?

— Disons que j’ai trouvé de quoi me divertir en attendant que le bonheur trouve son chemin jusqu’à mon cœur.

— Eh bien, j’espère qu’il ne tardera pas à vous retrouver alors.

— Il se pourrait qu’il soit déjà là et qu’il n’attende qu’un signe pour se déclarer, me répond-il, le sourire en coin. J’ai vu que vous aviez mis des affiches pour un concert du Nouvel An au centre culturel. Vous savez que je suis un grand danseur de valse ?

— Ah non, je ne savais pas, vous m’aviez caché ce talent. Mais je ne suis pas étonnée. Tous ceux de votre génération connaissent cette danse, non ?

Ouch, je vois que je l’ai un peu blessé en insistant sur notre différence d’âge, mais il reprend vite contenance et retrouve rapidement son sourire charmeur.

— Tous ceux de ma génération savent en effet comment entraîner leur partenaire et la sublimer. Vous dansez, vous ?

— Ah non ! Enfin, je sors parfois avec des amis, mais on ne danse pas la valse ou le tango. Je crois qu’à part pour un mariage, ces danses ne sont plus très populaires.

— Je suis sûr que vous seriez très gracieuse sur une piste de danse. Si vous voulez, je pourrai vous apprendre. Pour la valse, je vais vous apparaître un peu machiste, mais pour la femme, il suffit de se laisser entraîner. Avec un bon partenaire, toutes les femmes peuvent devenir d’excellentes valseuses.

— Vous me surestimez, Monsieur Jacques ! Jamais, je ne serais capable de danser la valse !

— Je suis convaincu du contraire. Attendez, vous allez voir que tout est possible, quand on se permet de rêver.

Il sort son téléphone portable et je le vois lutter pour le déverrouiller. Il est tellement concentré qu’il me fait sourire et je rougis à nouveau quand il relève les yeux et que je croise son magnifique regard bleu clair.

— Vous avez besoin d’aide ? lui demandé-je pour détourner son attention de mon trouble.

— Non, non, ça va. C’est juste que j’ai un peu de mal avec la technologie moderne. Mais là, c’est bon, j’ai trouvé ce que je cherchais.

Il continue à appuyer sur des boutons de son appareil et tout à coup, j’entends la musique qui en sort. Le bruit des violons retentit et sous mes yeux émerveillés, il se met à esquisser quelques pas en levant son bras, comme s’il tenait une partenaire invisible contre lui. Il semble transporté par la musique et danse, seul, devant mon comptoir avant de s’arrêter brusquement.

— Vous savez, ça irait mieux si vous me rejoigniez et que vous me laissiez vous apprendre ! Je doute que vous vous amélioriez beaucoup juste en me regardant !

— Mais, je ne… commencé-je, ne sachant pas quoi lui répondre.

— Il n’y a pas de “Mais”, voyons ! Je vous attends ! Les Roses du Sud, il n’y a rien de mieux pour apprendre ! Venez donc, j’ai besoin d’une belle cavalière !

Il me tend la main tandis que la musique continue à sortir de son téléphone. Je regarde rapidement autour de nous et je constate que nous sommes toujours seuls dans le magasin. J’hésite encore quelques secondes mais son beau sourire finit de me convaincre et je fais le tour du comptoir pour venir le rejoindre. Il m’accueille en me faisant une petite révérence, puis passe une main autour de ma taille qu’il enserre délicatement, comme s’il avait peur de me faire mal. Je lui souris, un peu mal à l’aise, mais très vite, je sens qu’il prend le contrôle et m’entraîne en me collant contre son torse fermement. Je me laisse aller et m’efforce tout simplement de ne pas lui marcher dessus. L’instant est étrange, c’est la première fois que nous nous retrouvons dans une telle proximité et un sentiment de vertige s’empare de moi. Je ne sais pas s’il vient des mouvements qu’il m’impose ou de son odeur boisée fort agréable, tout ce que je sais, c’est que je suis dans un autre monde et me retrouve toute surprise lorsque la musique s’arrête et qu’il me retient pour ne pas que je m'effondre à ses côtés.

— Eh bien, Mademoiselle, quel abandon ! Et quelle magnifique danse ! J’ai retrouvé la force de mes vingt ans !

J’essaie de reprendre mes esprits mais j’y parviens difficilement. Je fais un pas en arrière pour mettre un peu de distance entre nous, ce qui m’aide à récupérer un peu. Je m’accroche discrètement au comptoir et me tourne vers mon cavalier qui lui n’a pas l’air fatigué du tout.

— Vous êtes un magnifique danseur, c’était incroyable. J’ai dû vous paraître bien gauche et malhabile.

— Que nenni, me répond-il avec son vocabulaire légèrement suranné. Vous étiez telle une Princesse dans mes bras ! Je n’avais pas dansé avec un tel plaisir depuis plusieurs décennies au moins !

Plusieurs décennies, il est bien là, le problème. Il doit avoir vingt ans de plus que moi, si ce n’est plus. Quelle idiote je suis de m’être laissée entraîner dans une telle rêverie. Je dois être une gamine attachante tout au plus pour lui, quelqu’un qui lui fait penser à sa fille. Et moi, à l’imaginer déjà en prince charmant, comment ai-je pu oublier si facilement ses cheveux blancs, ses rides et sa maturité si évidente maintenant qu’il a mis en lumière cette différence d’âge entre nous ?

— Eh bien, je suis contente de vous avoir rappelé vos souvenirs de jeunesse, parviens-je enfin à répondre en venant reprendre ma place derrière ma caisse. Je pense que c’est la première fois qu’une telle performance s’est déroulée dans cette librairie. Je vous en remercie, c’était très agréable et cela fera un beau souvenir.

Il doit sentir que mon humeur a changé car il se redresse un peu et son air se fait plus sérieux.

— J’espère que vous ne regrettez pas ce petit moment de danse, Mademoiselle. Vous avez réussi à éclairer ma journée de vieil homme solitaire. C’était tout simplement un instant de féérie qui m’a permis d’imaginer le plus beau des futurs.

Ses mots me touchent mais la nouvelle mention de son âge contrebalance l’effet positif qu’ont ses paroles sur moi. Je suis un peu perdue et ne sais pas comment lui répondre sans le blesser ou passer pour une ingénue imbécile ou encore pour une femme facile.

— Je ne regrette pas, non, finis-je par prononcer doucement en évitant de porter mon regard sur lui. C’était surprenant et j’ai vraiment beaucoup aimé m’abandonner dans vos bras. C’était une belle expérience pour une jeune femme comme moi qui n’a jamais appris à danser. Je dois vous sembler si futile et si empotée.

Je ne sais pas si c’est mon ton ou la mention de mes formes qui sont plus que voluptueuses qui lui font comprendre mon état d’esprit, mais il change totalement d’attitude et parcourt les quelques pas qui nous séparent pour poser ses mains sur les miennes.

— Mais que dites-vous là, jolie Mademoiselle ? Vous n’êtes pas du tout empotée ! Vous étiez la Grâce incarnée ! Quelle folle idée vous avez de croire que je vous trouve futile ! C’est impossible quand on voit le goût et le talent que vous avez pour nous proposer tous ces ouvrages qui démontrent votre incroyable maturité, votre formidable intelligence ! Vous savez, à chaque fois que je viens ici, j’ai le cœur qui bat plus vite, je me retrouve tel un adolescent qui perd tous ses moyens en présence de son “crush”, comme disent les jeunes de nos jours. Ah si seulement j’avais vingt ans de moins, cela fait longtemps que j’aurais franchi le Rubicon et que je vous aurais invitée à plus que ces quelques repas au restaurant et ce pas de danse ! Je ne comprends pas qu’une jolie femme comme vous puisse tant douter de ses charmes et de sa capacité à enchanter le monde !

J’entends tous ses mots mais ne réussis pas à discerner le sens derrière ses phrases. Je pense qu’il est en train de me complimenter, j’ai même l’impression qu’il vient de m’exprimer que je pourrais l’intéresser s’il était plus jeune, mais tout ça ne fait pas sens dans mon cerveau encore embrumé par la danse que nous venons de faire. Ou alors, c’est l’émotion qui résonne dans les limbes de mon cerveau qui provoque toutes ces sensations chez moi. J’ai les jambes qui tremblent, le cœur qui s’emballe, des frissons un peu partout sur la peau. Je ne comprends pas ce qu’il se passe et n’arrive à me concentrer que sur les mains de Monsieur Jacques qui enserrent toujours les miennes, sur son sourire qui ne montre aucune impatience. J’ai une folle envie de l’embrasser, de lui sauter dessus, mais un reste de décence et de bon sens m’empêche de faire cette folie.

— Eh bien, merci de ces compliments. J’avoue que j’aimerais moi aussi que vous ayez vingt ans de moins vu le programme que vous me promettez, me confié-je finalement. Bien que je vous trouve charmant comme vous êtes, si vous voulez tout savoir. Je suis sûrement trop jeune pour pouvoir réellement vous plaire, mais je peux vous dire que je ne vous apprécierais pas plus si vous étiez plus jeune. De toute façon, quand deux âmes sœurs se rencontrent, l’âge est-il important ? Vous qui lisez toutes ces romances, ajouté-je en montrant les ouvrages qu’il souhaite acheter, pouvez-vous me dire si ces questions d’âge ont déjà empêché deux cœurs de se trouver ?

— Si nous étions dans une de ces romances, je serais jeune et beau, fort et intelligent. Je ne suis malheureusement qu'un vieil homme un peu fou de croire aux miracles.

Son air triste et résigné est tellement mignon que je me surprends à lui répondre sur le même ton un peu rêveur qu’il a employé.

— Si nous étions ensemble dans cette romance, je serais mince et splendide, une danseuse au talent exceptionnel, mais, comme ce n'est pas le cas, je suis petite et ronde dans la vraie vie, et vous allez sûrement être étonné, mais malgré cette triste réalité, moi aussi, je crois aux miracles. Cela vaut bien un baiser, vous ne croyez pas ?

Nos lèvres n’attendent pas que nos cerveaux comprennent ce qu’il se passe et nous échangeons notre premier baiser, dans cette librairie transformée l’espace de quelques minutes en salle de bal. Je n’ai pas une merveilleuse robe de princesse, lui n’est pas dans un costume digne des mille et une nuits, mais cela n’a pas d’importance parce que nous ne sommes pas dans une de ces romances à l’eau de rose qui font une bonne partie de mon chiffre d’affaires. Nous sommes dans la vraie vie, une existence où l’âge n’a finalement que peu d’importance et où seuls comptent les sentiments que nous pouvons éprouver l’un pour l’autre. Notre histoire ne fait que commencer, nous ne savons pas où nous allons mais nous y allons amoureusement sur une valse endiablée dont nous sommes les seuls à maîtriser les pas et qui n’existe que pour nous.