Une table
de
Oaristys
Ce matin, comme tous les deuxièmes dimanches du mois, s'organisait un vide-grenier. Il se trouve généralement sur la place Verdun ; grande place souvent aménagée par des concerts, des festivals, les jours de fête. Ce vide-grenier peut se trouver aussi, quelque fois, sur le parking de grandes surfaces. Aujourd’hui, ce fut sur le parking de la place Verdun. Un édifice s’y construit, sur ce futur parvis, alors, mieux valait le faire autre part, et laisser les travaux… à l’état de travaux. Mais rien de bien dérangeant. Après tout, un peu de changement, ça fait du bien !… Bref, ce vide-grenier se trouvait à deux pas de chez moi. Assez pour que je puisse y aller à pied en deux, trois ou quatre minutes. Cela dépend de la forme du moment. Ou l’envie de l’instant.
Ce matin, comme très peu de deuxièmes dimanches du mois, il faisait beau. Vraiment très beau. Une petite mélancolie me vint d’abord, en voyant une épaisse brume, vers huit heure. En ouvrant mes volets. Ce genre de brume fade, ne laissant aucune place à la joie. Ce genre de brume hivernale. Le genre de brume d’un deuxième dimanche du mois. Mais le blanc du ciel laissa rapidement triompher un bleu d’azur. Un bleu vigoureux. Presque punk. Un bleu explosif. Pictural. Un de ces bleu au sérum stimulant. Animiste, pour dire.
Un bleu qui de tout mon jardin, l’animait. Marié à la force des rayons du soleil, déversant une lumière jaune clair. Une lumière qui fit de mes murs une tapisserie d’or. De mes verres des diamants de strass. D’une saleté une pépite de vermeil. Et de la poussière des paillettes…
L’atmosphère fut parfaite !
- Rien de tel pour que j’aille me balader, me dis-je dans ma chambre. Mais que pourrais-je bien faire.... mmh... Mais si ! La brocante ! à deux pas d’chez moi...
Il est effectivement cohérent que cette ambiance ne donne qu’envie de sortir prendre l’air… (et je n’en comprendrais rien, des gens qui ne le feraient point !). Il s’avère que quelqu’un d’autre eux la même idée au même moment.
- Chéri ! Dit ma mère d’en bas les escaliers.
- Oui m'man ?!
- je vais au vide grenier, tu veux v'nir ?
Ma mère, toujours entrain à partir se balader. Sans doute ayant une affectivité pour ce temps frisant avec ma sensibilité.
- Ça tombe bien, j’y pensais justement ! Mais quand ça ?
- Eh bien, tout de suite… J'y vais là, maintenant !
- Cool alors ! j'arrive...
Ainsi, au parfait moment, avec ma mère, nous allâmes à la brocante.
Nous marchâmes deux à trois minutes, dans l’air hivernal. Dégagé mais frais. avant de commencer à apercevoir du monde. Des personnes âgées de loin. Toutes vêtues chaudement. Et ce, sur une toile de fond de bric-à-brac. De cartons et d’objets en fer rouillé. Tout pétillant de reflets, de par les feuillages d’au-dessus. L’ambiance typique des meilleurs brocantes !
- Ça s’annonce de bon augure, pensai-je si fort, au point de le dire tout bas.
En y arrivant donc, nous décidâmes de commencer par le côté à notre droite, puis finir par le gauche.
À droite, il n’y eut pas grand-chose de plus que d’habitude. Souvent les mêmes personnes vendaient leurs objets. Et souvent les objets étaient sensiblement les mêmes : de vieux CD. Disquettes empoussiérées. D’anciennes vanneries. Services de table. De bouquins jaunis, non par le soleil. De tableaux aux goûts discutable et j’en passe… Ainsi, autant vous dire que je n’en restai pas moins indifférent.
Sur le retour, à gauche, j'y vis des jeux de société et des livres intéressants. Notamment un ‘‘Philosophie de l’Histoire’’ ou peut-être ‘‘Psychologie de l’Histoire’’ je ne sais plus vraiment. Sans doute ‘‘la philosophie des…’’ puis… excusez-moi, mais ma mémoire me joue des tours. Cela parlait du passé tout du moins. Sorte d’épistémologie du passé. Et naturellement, ce livre m’eut tapé à l’oeil. Son auteur ?… Je ne saurais m’en rappeler. Mais je sais que le livre fut vert clair, à titre vert foncé, j’en suis sûr. Ou peut-être beige à titre rouge. Ou… enfin bref… je feuilletai donc quelques livres, puis continuai ma route. Quand tout à coup…
- Fantin, dit ma mère d’un air émoustillé, viens voir ! Je pense avoir trouvé quelque chose pour toi.
Souvent, quand ma mère a ce genre d’intonation. Cette manière de parler. Ce petit rictus caractéristique. C’est bien qu’elle vient de dénicher une idée éclairante. Ou, du moins, un objet qui saurait susciter mon attention. Et à chaque fois, ça fonctionne !…
- Wow…
Là, ce fut une table. Et mes yeux s’écarquillèrent. Ce ne fut pas une simple table. Pas de ces tables à quatre pieds, non loin des tables bon marché, ou encore moins celles qu’à un pied, celles de bars, de restaurants ou d’hypermarchés. Mais bien une table comme jamais n’en avais-je vu. Et certainement, vous non plus.
C’était une table d’un bois exceptionnellement bien travaillé. D’un beau chêne massif. Elle était lisse, brillante, très rigide. Ses dix petits pieds partaient comme des fuseaux des deux côtés opposés, avant de s’entrecroiser joliment, et ce, tenus par des vises dorées.
Son plateau s’ornait de feuilles d’acanthes, sorte de motifs en relief néo-classiques. D’autres dessins s’apercevaient sur les bords du plateau. Et, surtout, un échiquier s’incrustait aux milieu de cette table. Un échiquier qui, une fois retourné - par un procédé manuel plutôt méthodique - laissait place, sur sa face arrière, à un tapis de carte. Et plus bas, incrusté dans le dessous de table - comme double fond - à un deuxième plateau, cette fois de backgammon. Comme quoi, une surprise peut en cacher une autre… Il y avait aussi quelques tiroirs pour ranger les pièces. Autant vous dire que tout fut excellent ! Impeccable !Et mon attention fut remarquablement happée par cet objet. Et je m’en cloîtrai devant, pendant plusieurs minutes…
- Bonjour, messieurs dames, dit le vendeur en s’approchant de nous, cette table est vachement belle, n’est-ce pas. Voyez-vous, son style reprend quelque peu l’architecture baroque, commença-t-il avant de débiter un long monologue languissant sur les sculptures et je-ne-sais quoi d’autre. Certes, c’est osé de dire ça, mais nous pouvons voir énormément de détails. Très prolixe, tel le seizième. Dont seules une abbatiale, Weingarten pour ne siter que cet exemple, ou la cathédrale Saint-Jacques-de-Compostelle, en seraient représentatives. Les enjolivures par-ci, sortes d’agréments corinthiens, puis d’en-dessous, reconnaissons-nous les pieds comme colonnes torses, génialissime… qui s’entortillent. Le travail est raffiné. Bon, certains ne seront pas d’accord, le baroque rococo n’est pas à confondre avec le classicisme, heureusement…
Je vous avoue que cet homme, bien qu’il eut l’air aussi prit que moi pour cette table, et qu’il ressembla à un présentateur touristique plus qu’à un brocanteur. Oui, cet homme, je ne l’écoutai pas. Tout mon corps, et mes sens, et mon attention, et mon admiration furent simplement tournés vers cette table. Et sobrement, je n’en vis plus rien autour. Plus rien, vous m’entendez ?! Le monde ne fut plus que cette table, et moi.
- J’ai l’impression, reprit-il, que vous l’appréciez ?! Non ?
- …Oui ! Bien sûr… je la contemple !… Combien coûte-t-elle d’ailleurs ? Lui dis-je.
- Eh bien, seulement la table, quatre-vingt. Mais avec les chaises, en tout et pour tout, cent euros.
(car oui, deux chaises, aussi, accompagnaient cette table. Deux chaises taillées en volutes ocres et en somptueuses spirales.)
Je regardai ma mère, hébété par un si bas prix pour une si belle pièce, puis me retournai vers le brocanteur. Sans vraiment réfléchir, je pris ma décision. Comme par instinct. J’osai.
- C’est très bien, me réjouis-je, nous allons la pr…
- Nous allons réfléchir, coupa donc ma mère. Et repasserons plus tard. Ça me semble une bonne idée.
- Très bien, dit le vendeur, je suis ici toute la journée ! Et si vous voulez plus d’informations…
- Nous reviendrons, alors… dans l’après-midi. Merci bien. Ça te va Fantin ?!
- …
- Je vous attendrai, clôtura-t-il.
Nous rentrâmes donc chez nous. Mais sur le chemin du retour, une pensée en moi. Une seule. La table. La si belle. Si cossue. Si fastueuse table. Il était clair comme ciel d’azur, que cette table m’obsédait. Du moins, les premiers symptômes d’une obsession apparaissaient. Pensées insistantes. Envie irrépressible. Mais autre chose fit surface. Comme un arrière goût de remord. Une question. Qui m’en tarauda l’esprit.
- Pourquoi ne l’avions-nous pas prise, du moment que nous en avions encore le pouvoir ? Lançai-je à ma mère.
- …
- Hein, maman ? Pourquoi ?
- Parce que nous n’avions rien pour la transporter. C’est aussi simple que ça. Mais nous reviendrons avec la voiture cette après-midi. Soyons patient.
- Certes, mais nous aurions pu l’acheter, pour la reprendre après. C’est pas un mal, en soi ?!
- …
- Elle était là, autant en profiter ! Comme la réserver en quelque sorte. Je n’vois pas où est le problème ?!
- Non ! Soyons patient. Puis, certainement qu’en fin d’après-midi, il y baissera le prix. Car d’un autre côté, il veut s’en débarrasser. C’est bien pour ça qu’il la mise en brocante. D’ailleurs, presque tous les brocanteurs font ça. Nous allons jouer là-dessus. Puisque mine de rien, ça nous fait faire des économies !
- Encore un truc d’adulte… Mais plus on va attendre, moins y’a de chance qu’on la récupère ! C’est sûr. Économie où pas, il faut oser des fois !
- C’est bon ! Cet après-midi. Point !
- …
Suite à ce petit différent, nous retournâmes finalement chez nous. Et je finis par attendre calmement dans ma chambre. Du moins, allongé sur mon lit. Car mentalement, il s’en passa bien plus. J’imaginai déjà bien de parties, avec cette table, d’échecs, de cartes ou de backgammon face à quelqu’un. Mettre une raclée à un membre de ma famille. Ou faire la belle avec un ami. Je visualisai ou pouvait-elle le mieux aller, dans quel coin serait-elle mise en valeur. Je m’imaginai en train de la nettoyer et de la dégraisser de tous les côtés. L’obsession m’enveloppa petit à petit.
Ainsi l’après-midi commença. Le froid disparut. Mes vitres commencèrent doucement à chatoyer. Et seul le soleil tapait. Si fort qu’il m’en vint à me faire passer de sujet. Chose étonnante. Mais pas fort longtemps…
- C’est tout-de-même assez étrange, pensai-je, qu’une chose puisse être aussi attentionné. C’est grâce au soleil que nous vivons. Il nous donne un peu de ses remèdes tous les jours. Gracieusement. Sans demander quoi que ce soit en retour. C’est bien étrange.
Mais une fois de plus, ma pensée dévia sur cette table.
- Ça change de l’Homme… Tient ! D’ailleurs ! Le vendeur !… que j’aille voir s’il a tenu sa promesse. Que je ne me fasse pas piquer ma table !
Ainsi, pressé, j’enfilai mes chaussures. Mis mon manteau. Puis partis rôder autour de la brocante. Oui, c’est exacte. C’est bien le mot : rôder. Comme un homme étrange. Comme un homme qui n’a plus que cela à faire de sa vie. Rien d’autre que rôder. Et ce, de la manière la plus équivoque. Lançant des regards de droite à gauche et de gauche à droite. Marchant ou faisant des gestes hésitant, douteux et sujet à divers interprétations. Mais, autour de la brocante je tournai, pour m’assurer que cette table, personne ne me la prenait ! Ce fut certainement le summum de l’obstination. Quitte à paraître pour autre chose que ce que l’on est, rien que pour son obsession. Et en tout cas, cela me permit de revenir bien serein après ma balade. Si ce n’est dire mon expédition.
Enfin, vers seize heure, l’heure à laquelle et le monde, et les choses, et le paysage s’empourprent joliment, tout excité, j’eus la chance de partir à la brocante pour une ultime fois. Comme l’eut promit ma mère, et comme l’eut dit le vendeur. Le vide-grenier commençait à se terminer. Ce fut donc le moment parfait pour y aller. Négocier les prix. Avoir des offres surprenantes. Avoir la table et les chaises qu’à quatre-vingt, ou soixante, ou cinquante… Adjugé, vendu !… Et revenir avec l’objet de mon obsession.
En voiture nous arrivâmes, puis sortîmes rapidement. En marchant, je pris de l’avance sur ma mère. Mes pas se firent de plus en plus rapide. Et mes foulées de plus en plus grandes. Je virevoltai entre les passants. En bousculai quelques personnes. Mais plus j’avançai, plus la foule se compactait. Plus l’attroupement se faisait grand. Et l’atmosphère devint oppressante. Ça fourmillait de partout. Je n’arrivai presque plus à bouger. Et comme le matin même, le monde se rétrécit en mois. Il n’en devint plus qu’une table, et moi. J’avançai seulement par micro-mouvements. Je ne pensai plus à rien. Sauf à ce monde. Puis d’un bras, j’en sorti de la cohu. M’extirpai.
Une fois libéré, je couru. Mais m’arrêtai brusquement. Tombai face aux stand. Et d’un choc épidermique, ma voix chuchota.
- Merde…
Tout bas. Un ‘‘merde’’ de désillusion. Un ‘‘merde’’ d’embarras extrême. Un ‘‘merde’’ de remord.
- Qu’y a-t-il Fantin ? Ou est ta t…
Plus rien. Plus de stand. Plus de vendeur. Plus de table. Plus d'échiquier. Plus de chaise. Plus d’espoir. Plus rien.
Le retour se fit calme et sans bruit. Et cette mauvaise aventure m'apprit une chose, et qu'il en soit bien clair : il n'en faut pas attendre le moment parfait. Car il n'existe point. Apprendre à ne pas faire le choix, c'est certainement apprendre à mourir à feu doux.
Commentaires & Discussions
La vie n'est pas d'attendre que l'orage passe, c'est d'apprendre a danser sous la pluie. | Chapitre | 1 message | 1 mois |
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