Les feux de l'amour
Romain manipule d'un geste nerveux son briquet avant de s'allumer une cigarette d'une main tremblante. Il fixe la flamme vacillante quelques secondes en quête de réassurance, avant de ranger le briquet dans sa poche et d'inhaler une longue bouffée. Il ferme les yeux un instant, essayant de faire le vide dans son esprit. Lorsqu'il les rouvre, il constate sans surprise qu'il est toujours au même endroit, en face de la porte d'entrée de l'immeuble de la jeune femme avec laquelle il a rendez-vous. La rue est calme. Seule la mélodie d'une chanson de Jim Morrison, émanant d'un appartement situé quelques pâtés de maisons plus loin, témoigne d'une trace de vie dans le quartier à cette heure tardive. A quelques pas de là, le vent fait grincer les quelques pancartes, situées près d'un kiosque à journaux, affichant les derniers gros titres de la presse. Les réjouissances de la braderie ont laissé place à un autre thème plus sombre et plus vendeur. Les journalistes rivalisent de titres accrocheurs, depuis le « Tueur au chalumeau : le nouveau ministre de l'intérieur fulmine » jusqu'à « Bavures policières : Le tueur au chalumeau se fera-t-il descendre ? » en passant par « Les Roms s'envolent, la ville s'enflamme. » Les errements de l'enquête réjouissent les périodiques de l'opposition, toujours prompte à dégainer quand il s'agit de critiquer.
Lorsque Romain constate que la piste dudit tueur « part en fumée », il sourit en secouant la tête avant de jeter sa cigarette et de gravir les quelques marches qui le séparent de l'entrée. Il jette un œil à la liste de noms et finit par trouver celui qu'il recherche. La seule M. Seydoux de l'immeuble habite au premier étage. Il ouvre la porte et fait quelques pas dans le hall avant de tomber sur la porte des escaliers, marquée d'un triangle rouge orienté vers le haut. Sans précipitation, il monte une à une les marches et pénètre dans un couloir, à la recherche de l'appartement F1 A3. Lorsque la porte se dresse face à lui, il tend le doigt et appuie sur la sonnette située à côté de l'étiquette sur laquelle est soigneusement écrit Marlène S. et attend. La porte s'ouvre lentement sur la jeune femme. Elle a la main nonchalamment posée sur le côté gauche du chambranle de la porte, tandis que l'autre tient un verre d'alcool. En la voyant, le cœur de Romain s'emballe quelques secondes. Ce n'est pas seulement dû au fait qu'elle ne porte qu'une mini robe de chambre en satin bleu et dentelles noires qui donnent un aperçu assez équivoque de sa poitrine généreuse. Ce n'est pas non plus à cause de sa petite frange craquante aux reflets blonds qui lui masque le front. C'est son regard, d'un bleu azur, qui transpercerait n'importe quelle porte blindée. « Je t'offre un verre ? » En entendant ces mots, Romain est définitivement hypnotisé. Les battements de son cœur s'accélèrent, le temps s'arrête.
Cette formule magique prononcée d'une voix suave a propulsé Romain quelques heures plus tôt. Il est accoudé au comptoir d'un bar de la ville, baptisé par son propriétaire Le Frigo. Enivré par la musique, il ne dit rien, ne regarde personne, scrute son verre de bière, sur lequel est gravé un phénix flamboyant. En réalité, il y a assez peu de monde dans le bar : le propriétaire, le barman, le chien du propriétaire qui s'amuse à mordiller les chaussures des clients, la femme du propriétaire qui court après son chien, une poignée d'habitués qui squattent les quelques tables du fond et lui. Son verre est vide depuis quelques minutes mais il n'en a cure, fasciné qu'il est par le logo de sa marque de bière favorite. Un phénix qui renaît de ses cendres. Sa rêverie n'est interrompue que par une voix qui s'élève derrière lui, perçant le brouhaha de la musique électronique crachée par les enceintes de l'établissement. « Je t'offre un verre ? » Romain fait pivoter son siège et se fige, happé par le regard de celle qui ne se tient qu'à quelques centimètres de son visage. Ses yeux plongent dans les siens et s'y noient. Il recule la tête, d'un air gêné, et détaille des pieds à la tête celle qui vient de l'importuner. Très vite, les pensées se bousculent. Cheveux châtain, reflets blonds, frange, regard de braise, petit nez retroussé, petit sourire charmeur, robe noire élégante, poitrine généreuse, bassin parfait, poitrine généreuse, chevilles magnifiques, poitrine généreuse et petites chaussures à talons chic. Lorsqu'il regarde à nouveau son interlocutrice dans les yeux, c'est pour détourner le regard (et contempler une dernière fois au passage son décolleté plongeant). « On peut pas dire que tu sois pas du genre à avoir des idées derrière la tête, toi », réplique-t-elle d'un air malicieux. Romain sourit et la regarde à nouveau. Il accepte volontiers l'invitation de cette femme qu'il n'a jamais rencontrée, mais qui lui rappelle farouchement quelqu'un. Une âme sœur.
Ils passent commande et s'installent à une table, en face l'un de l'autre. Pendant les premières minutes, elle pose beaucoup de question et se livre peu, braquant son regard sur Romain, qui a l'impression d'être soumis à un interrogatoire. Puis petit à petit, elle finit par parler d'elle. En réalité, chacun découvre peu de choses l'un sur l'autre. Il lui demande son nom et commence à donner le sien, « Romain Payc ... », mais elle lui couvre la bouche de la main avant qu'il n'ait le temps de finir. Sa peau est douce et chaude. Elle laisse sa main une seconde et la retire avant de mettre son doigt devant sa bouche et d'ajouter d'un air malicieux, avec un petit sourire en coin, qu'il ne faut pas aller trop vite. Pour qu'ils restent à égalité, elle se présente comme « Marlène S. ». Deux heures passent. Les verres se vident. Sans crier gare, elle se lève. Romain la regarde, un peu estomaqué, et s'apprête à la suivre mais elle lui pose la main sur l'épaule et le fait se rasseoir. Sa poigne est ferme. Romain s'apprête à bredouiller quelque chose mais Marlène lui pose à nouveau la main sur la bouche et déclare « On finira cette conversation demain. » avant de lui déposer une carte sur l'épaule, de l'embrasser tendrement sur la joue, de lui décocher un dernier regard perçant doublé d'un sourire en coin, et de s'éloigner d'un pas décidé. Romain reste une seconde figé puis reprend ses esprits. Il se retourne et lance à travers la salle un « Mais... y a pas le feu ? », auquel elle rétorque « Bientôt » d'un air entendu, avant de disparaître. Au bout de quelques secondes, Romain se réinstalle convenablement et se demande si tout ça est bien arrivé. Il attrape la carte juchée sur son épaule (« C'est bien arrivé ») et y jette un regard. Une adresse, un horaire et une date, celle du lendemain. Romain range précautionneusement la carte dans son portefeuille et termine son verre, ne pouvant s'empêcher de penser que tout cela est bien trop facile...
La musique électronique diminue d'intensité. Les conversations animées s'amenuisent et disparaissent. Les lumières se rallument. Romain est dans le couloir, face à Marlène, qui ne dit rien et le regarde. Elle recule de quelques pas et il pénètre dans la pièce. A quelques mètres de là, la porte de la chambre est entrouverte. A l'odeur et à l'intensité de la lumière, on devine qu'elle est éclairée par des bougies. L'excitation de Romain gagne en intensité. Son cœur palpite. Sans dire un mot, il s'avance vers Marlène, lui caresse le visage d'une main et l'embrasse. Loin de le repousser, elle recule la tête et le regarde, affichant son petit sourire en coin, avant de lui rendre son baiser, bien plus fougueusement. D'un geste du pied, il claque la porte de l'appartement. Elle le serre contre lui et recule vers la chambre. Sans cesser de s'embrasser, ils entrent dans la pièce. Elle n'a pas refait son lit. Les draps de soie bleus sont défaits, la housse fait des plis inégaux. Pendant une seconde, Romain aimerait se jeter sur le lit et compter toutes ces imperfections, les caresser, mais en réalité, il n'en a rien à foutre. Marlène retire d'une main experte la veste de Romain, qui tombe par terre en faisant un bruit sourd. Elle se laisse tomber sur le lit et attire le garçon près d'elle. Leurs caresses se muent en étreinte passionnée. Leurs baisers sont de plus en plus fougueux. A genoux sur le lit, Romain se redresse et enlève son maillot de corps. Lorsqu'il le jette nonchalamment dans la pièce, Marlène a déjà ouvert sa mini robe de chambre et Romain constate qu'elle ne porte rien en dessous. Bien. Il l'embrasse à nouveau et enfouit son visage dans son cou. L'essence parfumée qui s'en dégage l'enivre. Il chancelle, mais tient bon. Marlène lui défait sa ceinture et sa braguette des mains avant de lui baisser le pantalon à l'aide de ses mollets. L'excitation des deux amants est à son comble. Leurs corps ne font plus qu'un. Marlène pousse des petits gémissements en fermant les yeux et en lui griffant le dos. Ça fait mal. Romain écarquille les yeux mais n'interrompt pas la cadence. Ça brûle. Il en sera quitte pour des petites douleurs le lendemain. Mais on s'en fout du lendemain ! Il continue ses mouvements de va-et-vient en essayant de regarder un peu partout dans la pièce pour retarder le moment fatal. C'est tellement bon. La décoration de la pièce est assez pauvre. Un dressing fermé, un miroir, des peintures, des photos. Bougies. Marlène pousse des râles de plaisir et s'agrippe aux barreaux du lit avant d'enfouir ses mains sous les oreillers. Sur l'une des photos, Marlène pose avec un couple d'âge mûr. Ses parents ? Marlène ressemble à la femme, mais possède le même regard que l'homme. Ils affichent tous les trois un sourire éclatant. On s'en fout. Romain sent que le moment arrive. Sourire. Il plonge à nouveau son visage dans le cou de Marlène. Tellement bon. Il ne croit pas ce qui lui arrive. Trop facile. Marlène l'enlace et le serre fort contre lui, le faisant presque suffoquer. Piège. Romain n'en démord pas et continue sur sa lancée. Essence parfumée. Encore quelques instants et tout sera fini. Qui prend la photo ? Il serre Marlène très fort contre lui et ferme les yeux. Le même regard. Qui prend la photo ? Soudain, le déclic.
Les pièces du puzzle s'assemblent. Il rouvre les yeux et se relève d'un coup, mais ne peut éviter la petite gerbe d'essence que lui renverse Marlène dessus avant de lui poser la pointe enflammée d'un petit chalumeau sur le corps. La douleur est fulgurante et, après cette avalanche de plaisir, la douche est froide. Néanmoins, il a tout compris à la dernière seconde. Une seconde trop tard, en réalité. Des petites flammèches lui enflamment le corps. Mais plutôt que de l'affaiblir, la douleur, couplée à une bonne dose d'adrénaline, renforce son excitation. Il agrippe les poignets de Marlène, dont le regard perçant brûle de mille feux de colère, avant de verser le reste du contenu du flacon d'essence sur elle. Surprise, la furie assène à Romain un violent coup de chalumeau au visage, mais celui-ci tient bon et, toujours en tenant fermement les poignets de son agresseuse, retourne l'arme contre elle tout en lui maintenant le corps à l'aide de ses jambes. Le visage de Marlène s'enflamme. Ses beaux cheveux s'évanouissent. Des cloques se forment sur ses belles joues d'antan. Son corps est saisi de violentes convulsions, mais Romain le tient toujours fermement entre ses jambes. Marlène pousse des petits hurlements étouffés, puis se tait et s'immobilise. Les flammes s'attaquent aux coussins et au matelas, lèchent les barreaux du lit, puis le mur.
Romain, les yeux embués, le visage douloureux, le souffle coupé, lâche les poignets inertes de Marlène et recule jusqu'à tomber hors du lit. Trop facile. Il se relève d'un bond, remonte son pantalon, remet son maillot et sa veste et quitte la pièce qui s'embrase. Ses yeux. Pour le moment, le feu est circonscrit dans la chambre, mais Romain sait qu'il gagnera très vite du terrain. Il quitte l'appartement en s'aidant de son pied pour fermer la porte. Personne dans le couloir. Sa mâchoire est douloureuse, mais rien n'est apparemment cassé. Tant mieux. Si Romain veut bien éviter une chose, c'est d'attirer l'attention sur lui. Il sort un mouchoir de sa poche et essuie délicatement la sonnette de la porte d'entrée, la seule chose qu'il ait touché depuis son arrivée et qui pourrait mettre la police sur ses traces. Salope. Sans faire de bruit, il quitte l'immeuble et fait quelques pas dans la rue, l'air de rien, pour ne pas éveiller de soupçons. Mais il n'y a personne dans la rue à cette heure tardive. Avec tous ces meurtres, la vie nocturne a laissé place à la quiétude morbide de la nuit. Un homme ne se risquerait pas à se promener dans la rue seul sachant que le tueur au chalumeau ne semble prendre pour cible que des personnes masculines. Romain sort son briquet de sa poche, l'allume et joue quelques secondes avec la flamme de son briquet avant de s'allumer une cigarette. Il fixe la flamme vacillante quelques secondes en quête de réconfort avant de ranger le briquet dans sa poche et d'inhaler une longue bouffée. Il marche tranquillement dans la nuit, perdu dans ses pensées. Il se demande si la police fera le lien avec la mort de Marlène et tous les meurtres commis récemment. Il se demande s'ils finiront par constater eux aussi que Marlène n'était autre que la sœur de l'une des victimes. Il se demande s'ils se diront que la petite a décidé de s'immoler par le feu, ne pouvant survivre à la perte de son cher frère. Des proches pourront confirmer qu'elle n'était plus la même, que son regard avait changé ; que sa joie de vivre s'était muée en folie vengeresse puis suicidaire. Romain se dit qu'il a eu de la chance de reconnaître au dernier moment ce regard familier.
Il s'éloigne du quartier en fumant joyeusement sa cigarette. Il sourit.
Annotations