Entre les rails
Moi, je marche sur le toit des trains. C’est un truc que j’fais. Les gens, ça leur fait peur. Ils pensent tous que j’vais finir par sauter. J'apprécie ces moments-là. C’est que, pendant une seconde, j’existe pour eux, voilà tout. Les contrôleurs eux, me détestent, ils passent leur temps à m’traquer. Ce que j’aime bien, c’est l’adrénaline, ça donne l’impression d’être en vie, on sent le battement du cœur qui s’accélère, la veine au niveau de la gorge qui s’affole. Il y a tout qui pulse. Tout qui vibre dans mes yeux qui brûlent. Ils pensent tous que j’veux sauter. Mais c’est pas vrai. J’veux juste me rapprocher des étoiles. Là-haut, on peut presque les toucher du bout des doigts.
Moi, sur le toit Moi, un frôleur
je marche des trains. je suis d’étoiles.
J’suis poète, pas suicidaire. Nuance. Mais eux, ils comprennent pas. Pour eux j’vais finir par sauter, c’est sûr. Si j’pouvais, j’grimperais sur les lampadaires, j’me percherais sur la barre de métal, comme un oiseau. Mais un oiseau, ça n’vit pas dans les gares. Un oiseau, ça n’fait pas la manche. Un oiseau, ça n’dort pas sur l’béton. Alors moi, j’le regarde, l’oiseau, et c’est tout. Il chante et moi j’ai froid. Il fait toujours froid sur les toits. Mais les trains, ça m’connait maintenant, j’suis devenu un expert. Les formes, les couleurs, les noms à berner les plus cons, Ouigo, Inoui… J’ai tout enregistré. Les horaires aussi, mais j’aime moins ça. Les panneaux rectangles c’est chiant. Et puis l’bleu… C’est pas du vrai. Alors que moi je sais ce que c’est. Le ciel à midi, un jour sans nuage, ça c’est du bleu. Mes doigts gelés en hiver, quand je suis assis sur le quai d’la gare, ou allongé sur l’toit d’un TER, ça c’est du bleu. Mais c’est du bleu qui fait mal, un peu. Enfin, j’ai l’habitude maintenant. Avec le temps, on n’sent plus ces choses là.
Il y a des jours comme ça, quand il fait très froid, où j’reste dehors le plus longtemps possible. Je profite. Parce que le moment où on se réchauffe ne dure jamais longtemps, le froid finit toujours par revenir. Et puis, à l’intérieur, il y a tous ces gens. C’est pas que j’les aime pas, mais je n’aime pas les regarder. Oui c’est ça. Ils sont tous là, ils avancent, agglutinés, dans leur vie. Ils se bousculent, ils s’rentrent dedans, se marchent dessus, sans même se voir. Aujourd’hui ils sont ici, demain, ailleurs. Qu’importe. Ils bougent. Pour eux, les “passagers”, cette gare n’est qu’un passage rien de plus, ils l’ont déjà oubliée. Mais moi, moi je n'oublie pas, je n’avance pas. J’reste là. Eux, ils finiront par partir, mais pas moi.
C’est pour ça que je marche sur le toit des trains.
J’ai l’impression de partir un peu, l’temps d’un rêve, il n’y a plus de quais, plus personne, plus de contrôleurs, plus de voyageurs, même plus d’trains. Ce n’est que moi, et les oiseaux.
Le silence.
Mais le coup de sifflet dissout les rêves. Il est brutal, il déchire les oreilles. Alors je saute à terre, les gens hurlent, j’me fonds dans la foule, et j’disparais. Ce qui est bien, quand on est quelqu’un comme moi, c’est que les gens n’vous regardent pas. Ils me plaignent tous quand j’suis là-haut, mais en-bas, je n’existe déjà plus. C’est pour ça que j’vais souvent dans le “cimetière”, à quelques quais d’écart. Là où s’entassent des wagons oubliés depuis longtemps. Tellement longtemps que j’les ai toujours connus, et dieu sait -s’il en sait quelque chose- que j’suis là depuis un bon bout de temps. Ce sont d’anciens trains d’marchandises, avec écrit des trucs du genre “TransCéréales”, “Millet”, “Sanders”, “Granit”. Le CAC 40 du rail, tous ces noms à la con. Mais j’les aime bien, au fond. J’me suis toujours dit que si j’crevais, j’voudrais crever ici. Sur le toit du troisième wagon TransCéréales. Crever tout seul sur mon toit blanc, comme un chien, bouffé par les oiseaux. Qu’en pensera Dieu ? Vous pourriez me dire ? Eh bien j’en sais rien, et je m’en fous, il ne m’a jamais rien dit de toute façon, je n’vois pas pourquoi il commencerait maintenant. Il en a du bordel à régler, alors que moi, moi je n’suis pas important. J’suis le regard qu’on évite, j’suis la silhouette qu’on ne voit pas, l’ombre dont on s’éloigne, l’odeur qui fait plisser l’nez.
Je suis rien.
Alors je marche sur le toit des trains.
Mais même quand tout disparaît, il y a toujours vos regards, vos putains de regards. Ce sont eux, mes vraies chaînes. Ça et la colère. Qu’est-ce que vous regardez tous derrière vos satanées vitres ? Y’a rien à voir. Si j'pouvais je ferais tout péter. Feu d'artifice en plein mois de décembre. Ce s’rait grandiose. Il y aurait ceux qui crient, qui hurlent, qui appellent leur mère, en pleurant comme des gosses. J'pourrais regarder, en me réchauffant les mains. Il y aurait tout qui brûlerait, les lignes électriques, les quais, les trains, vous. L'enfer sur terre, ma vengeance, ma signature, mon chef-d'œuvre. Tout faire brûler. Moi qui n’ai jamais foutu les pieds dans un théâtre j’me dirais : voilà le spectacle de la déchéance humaine. Je ne suis pas du genre à rêver, mais des fois j’vous imagine morts -c’est tout comme-, à bouffer les pissenlits par la racine, comme disait ma mère. De la terre dans la bouche, sur la langue, entre les dents. Ma mère… C’est drôle, j'entends presque sa voix rauque, j’vois presque son visage creusé, elle a une cigarette à la main, ses yeux m’regardent, et je pleure. Là, assis sur le wagon blanc, plein de colère, les larmes coulent toutes seules. Et je fais rien pour les arrêter, je pense à ma mère. Je pense à elle et j’ai mal. C’est drôle les souvenirs. Ça revient de nulle part, quand on s’y attend le moins. Je vous déteste. Je voudrais vous égorger tous, un par un. Vous voir crever, vomir du sang, cracher vos tripes. C’est moi que vous montrez du doigt, cachés derrière vos vitres, à l’abri, mais j’serais le dernier debout ! Je pense à ma mère et j’voudrais vous arracher les yeux. Je vous déteste, JE VOUS DÉTESTE TOUS ! Qui m’a volé mon bleu ? Il était là, tout à l’heure, au bout d’mes doigts. Maman, j’ai la colère qui bouffe et qui aveugle. J’ai froid. J’vais tout faire exploser. J’aurais votre sang encore chaud sur l’visage. Maman, quand est-ce que tout ça s’arrête ? Il y a tout qui tourne. Mon chef-d’œuvre, tous ces déchets humains, en miettes. Je vous déteste. Ça me bouffe de l’intérieur, ça ronge et ça hurle sous mon crâne. Oui, je vous envie, du haut d’mon toit, je vous envie. J’ai tout le ciel pour moi, mais ça suffit pas. J’ai cette rage qui me démange, comme une croûte qui ne s’en va jamais vraiment, à force de gratter. Mais moi j’gratte jusqu’au sang, je m’arrache la peau tellement j’ai froid, tellement j’suis en colère. BANDE DE VAUTOURS ! Vous allez tous finir par crever, et moi je vous regarderai. J’ai hâte. C’est con, je n’arrête pas de pleurer. Il fait trop froid ici. Mais les gens comme moi ont toujours froid, même en été. C’est un froid qui nous colle à la peau, comme une sorte de brouillard qui s’attache sans relâche. J’devrai me lever, retourner dans la gare, au milieu des gens hagards, qui n’savent pas qu’ils vont bientôt mourir. Savourer leurs derniers souffles, avant de les leur arracher. Puis revenir sur mon toit, seul, et regarder. Les voir brûler, entre les rails.
Ces rails m’obsèdent.
J’ai froid.
Je crois qu’ma mère me manque. Quand elle est morte, j’ai pas pleuré. Quand on l’a mise dans une caisse en bois, j’ai pas pleuré. Et quand son corps, déjà gris, décharné, s’est enfoncé dans l’cœur de la terre, j’ai pas pleuré. J’ai vu ma mère disparaître, petit à petit, dans ce trou de terre et la seule chose à laquelle j’pouvais penser, c’était comment, bientôt son tout p’tit corps serait rongé, bouffé, grignoté dans cette boite, avalé par la terre. Ma mère, ou des os, des lambeaux d’peaux, sans yeux, un trou à la place du nez, du vide, qui flotte, sous nos pieds. Et des fleurs, que des gens déposent, eux qui l’imaginent belle encore, jeune peut-être, vivante, les joues roses, le rire doux, les yeux plissés quand elle sourit. Mais qu’ils sont cons. Ma mère n’est qu’un cadavre, de la bouffe pour les rats. Mais au moins, elle n’a plus froid. Je pense à ces putains de fleurs sur sa tombe, ça m’tue. Ces putains de fleurs, fanées sans doute maintenant. Comme moi. J’aurai dû y retourner, peut-être, une dernière fois. Mais je veux pas voir ces affreux cadres, ces photos jaunies où elle est heureuse, ce n’est pas vrai, ce n'est plus vrai. On passe nos vies à s’nourrir d’illusions pour se sentir mieux, à s’mentir, aveuglement, pour n’pas avoir peur de fermer les yeux. Mais à la fin, qu’est-ce qui reste ? Les rats. Il ne reste que ça. Ma mère est morte, elle ne sourit plus depuis longtemps, tout ça, ça sert à rien. Mais pourquoi j’continue de pleurer ? Il faut que j’arrête de penser à elle, mais j’y arrive pas. Maman, pourquoi t’es partie ? Maman, pourquoi m’avoir laissé tout seul ? Maman, est-ce que tu m’attends ? Maman, ne m’oublie pas. Maman, je crois que le train a fini par arriver à quai. Maman ?
J’ai tout fait, tout tenté pour sortir de cette gare, promis. J’me suis battu, j’te l’jure. J’ai gardé les yeux ouverts, jusqu’au bout. Mais des fois, on a beau changer d’quai, le même train revient toujours.
Il fait beau ce soir. Tout à l’heure, quand le soleil s’est couché derrière la ligne des trains, après la tombée d’la pluie, le ciel était tout rouge, comme un feu d’cheminée. Un feu qui gonfle, qui réchauffe le bout des doigts. Je l’entend presque craquer, crépiter, comme des brindilles sur lesquelles on marche, sans faire exprès, et dont l’bruit surprend, comme si on partait en secret.
Et je m’en vais.
Comme ça.
Sans rien dire.
Sans rien faire.
Sans personne.
Je crève.
Comme un chien.
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