Sous le voile du matin

7 minutes de lecture

Mon temps est une prison de chair. Je sens mes atomes palpiter à chaque seconde. Si je ferme les yeux, je ressens ce que j’avais oublié par le sang qui bouillonne et tape dans ma poitrine, ma respiration, lente et spectrale qui saute à mesure que mes paupières trop lourdes, trop bouffies par une fatigue incompressible et intarissable, essaient d’escamoter mon réel d’une sieste brève et inutile. Je sens cet os déplacé sur ma jambe qui oscille en battant le tempo de mon corps et cette brûlure de muscle sous mon épaule gauche qui tance et ce poignet qui hésite à chaque mouvement de mon stylo, stigmates de mes douleurs que le cerveau oublie, assimile. Mon corps entier est frappée du sceau de la souffrance, à chaque seconde qui passe, il pourrit, il se décompose et disparait un peu. Le temps se compte, se décompose, se dissèque, se scinde, se subdivise, il nous ramène à la mort qui germe en nous à chaque instant. Aujourd’hui, si je ferme les yeux je L’entends. J’entends marcher Son ombre mesmérique, Elle grandit en moi sans une haine, elle s’est faufilée dans mes plaies, intruse lancinante, invitée éternelle, mais bienheureuse. Et j’entends aujourd’hui grouiller sur ma peau les germes et les miasmes de mon destin funeste bien que lointain. Je redécouvre un corps que j’avais abandonné, extrait de mon être comme une excroissance inutile. Je suis fait de muscles et d’os ! Je suis fait de veines et de sang ! D’organes et de peau. Et ce corps a oublié l’harmonie, il est tordu, bossu, saccagé, dévasté, consumé d’une angoisse qui hante chacun de ses pores.

Mon temps est une prison de chair sacrifié pour le temple de mon présent, exilé de l’humanité, bagnard des humains, je comprends m’être même expatrié de mon corps lui-même. J’ai fui dans mon cerveau, cet ultime rescapé de mon temps de Pandore. Je me suis inventé alchimiste conjurant par des pensées incessantes l’espoir fou, mais implacable de devenir ce tertre de papier auquel je m’abandonnai. Coagulant à mes neurones en fusion la lave des mots, le magma des phrases de ceux qui vécurent avant et qui sont redevenu poussière, cendre de basalte dont la stèle peine à souvenir le flot de leurs paragraphes. J’ai voulu transmuter mon sang en encre, transmué ma vie en verbe. Et aujourd’hui, alors que la secte des médecins me déloge de Canaan, je vois m’échapper ma pierre philosophale sous les dragées de drogue que j’ingère, des gélules aux globules, des pensées aux pilules, mon cerveau se ferme. Lui qui m’encombrait tant le voici hermétique à mes appels, je l’implore, je le prie plein de sanglots et d’avilissement criminel de m’aider à nouveau, mais il demeure une toundra de silence où le vent balaye les ruines. Et alors, que je reste ici, agonisant, vivant atone aux portes désormais trop closes de son esprit sous le sceau de sa nouvelle religion de potion, j’entends le vent se lever. Et il charrie, comme un souvenir ironique, des vers que j’avais oublié, l’air se repend et se répète, cruel écho espiègle d’un temps où j’avais l’esprit inexpugnable, colosse floculé d’idée, mastodonte de savoir aggloméré… aujourd’hui vaincu par son propre Styx.

Moqueur, la poésie se traduit dans une langue incertaine et m’accuse. Me voilà jugé par des vers qui se griment bourreau et assènent de leurs lettres leur verdict littéral. Dans mon crâne auparavant fertile ne se promène plus que les vapeurs de mes larmes qui entendent ce poème comme une oraison funèbre, miroir cynique de ce présent qui se veut futur, oui, dans cette littérature git mon être qui se contemple sous l’hymne de Shelley.


J’ai rencontré un voyageur venu d’une terre antique

Qui m'a dit : « Deux immenses jambes de pierre dépourvues de buste

Se dressent dans le désert. Près d’elles, sur le sable,

À moitié enfoui, gît un visage brisé dont le sourcil froncé,

La lèvre plissée et le sourire de froide autorité

Disent que son sculpteur sut lire les passions

Qui, gravées sur ces objets sans vie, survivent encore

À la main qui les imita et au cœur qui les nourrit.

Et sur le piédestal il y a ces mots :

"Mon nom est Ozymandias, Roi des Rois.

Voyez mon œuvre, vous puissants, et désespérez !"

À côté, rien ne demeure. Autour des ruines

De cette colossale épave, infinis et nus,

Les sables monotones et solitaires s’étendent au loin. »


Contemple Ozymandias, mon cerveau était roi parmi les rois et il n’est désormais que souvenir dans le désert des tartares. Contemple ma ruine ! Observe ce fétu de neurones, ce fatras de synapses, l’encéphale est si lent désormais, il ne comprend plus le monde, il ne voit plus. Contemple et vois Ozymandias ! Vois mon legs ! Vois mon temps ! Il n’y a rien à voir que le silence omniprésent et noir, néant sinistre qui s’impose et se repend, squirrhe qui envahit ce que l’esprit à céder. J’étais prédominant, maitre mégalomane et surpuissant, issu du vortex éternel de l’imagination et de la connaissance. J’étais empereur parmi les empereurs, tyran monolithique insensible au trépas, J’étais omniprésent et me voilà acculé à la messe espéré et si rare de la lucidité, je ne suis même plus une ébauche ni même une illusion. Me voilà déchu César, dégénéré de mon fait, destitué par mon bras ! Moi qui me rêvait omniscient, j’ai sombré sous le poids de mon cœur, ultime organe hors de mon contrôle.

Car dans ma solitude fait de livre et de sciences, je rêvais d’humains comme on rêve de nature, je voulais épouser la sueur des foules, me mêler à la masse, faire corps avec l’autre, l’épouser dans un rire et exister comme les autres. Mais j’en fut incapable ! Et mon cœur, fardeau de peine m’enlisa dans ma réalité et dans ma vie, il obstrua lentement les hublots de mon intelligence qui chavira, je ne fus que naufrage, un radeau de mots qui implorait pour un peu de chaleur humaine, celle-là même que je chantais comme un avenir promis ! Voilà ce qui fit de mon sexe un monstre avide de conquête, je n’ai compris le monde que dans ces farces, moi, dieu parmi les hommes, était incapable d’entendre leur schéma. Je me souviens de mon entêtement quand je comptais les respirations des tiers pour trouver un sens à leurs mots, quand j’observais chaque mouvement de mains dans l’espoir de trouver un codex soudain. Je n’étais qu’un enfant fébrile oublié du monde, qui troqua la chaleur humaine pour la fétidité des orgies dépassionnées, nécessaire à une hygiène immonde. Alors quand enfin j’ai trouvé l’amour Ozymandias, je devins Atlas et je me mis à porter à Gibraltar le ciel sur mes épaules trop frêles. Je m’écrasai sur ce rocher dix années durant, martelé par la tristesse de ceux qui m’offrait de la tendresse. Dans cet apprentissage de l’humanité, qu’espérais-je ? La paix ? L’harmonie ? La jouissance ? Le silence ? Le repos ? Je connais la réponse, c’est la même pour moi que pour chacun : le bonheur. Mais ce mot ne signifie rien, ce n’est qu’un prétexte pour espérer une heure sans orage, un présent sans larmes ! L’ai-je jamais connu ? Je ne me souviens que d’un corps gorgé de tristesse, pulsante et lancinante, qui s’immisçait, s’introduisait partout, dans chaque instant, chaque sourire, chaque souvenir, une effluve d’éternité écœurante, plus nauséabonde que la mort elle-même. Et pourtant, à force de me rassasier de larmes, de m’en repaître comme un damné avide de trouver un sens à l’humain, j’ai eu sur mon dos le poids de leur être. Et dans mes pas, si profondément incrusté dans la terre, je marquai ma force, je rugissais la puissance nouvelle du dieu qui enfin devient humain. Je tendais mon corps trop maigre, bandais mes épaules pour extraire chaque once de leur tristesse dont j’étais le seul dépositaire légitime. J’avais sur mon dos une voie lactée de larmes, croulant un peu plus chaque jour sur mes appuis trop faibles dans la glaise trop meuble, pourtant accumulant toujours plus de leur peine, vampire de bonté cherchant dans sa générosité une rédemption pour moi-même.

Et je suis tombé.

Sans fracas

Sans violence.

Je me suis effondré sans un mot, sans un son, sans même une volonté. Dans ma tête, ne résonnait que ce dernier échec, la respiration était intenable, il n’y avait plus une goutte de vie, plus un soupçon d’être, je rampais, dernier subside d’une vie échouée, à la recherche d’un cloaque où laisser mon cadavre, où m’abandonner à la promesse de paix de la mort qui murmurait depuis si longtemps à mon oreille.

Du fond de ma démence fiévreuse, je me souvins des promesses du siècle, l’humain était en passe d’accomplir sa quête de jeunesse éternel, de tuer la mort, ironie suprême. Soumis par moi-même je n’arrivais même plus à envisager l’homme libéré de sa chair autrement que comme une abomination plus abominable que la viande elle-même. J’étais à terre avec comme dernière pensée l’étrange beauté du monde qui ne pouvait être que dans sa fugace et éphémère fragilité. Et moi qui me rêvais colosse, Atlas de puissance dominant Gibraltar, je fus enfin splendide dans mon échec rayonnant de vulnérabilité.

Contemple et vois Ozymandias, rien ne demeure de ton œuvre. Ni le savoir, ni la puissance, ni les ruines. Pourtant, enfin demain sera heureux.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Ragne ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0