Une petite robe d'été
” J’attendis que sa femme sorte de chez elle, sachant qu'elle allait passer la nuit chez son fils aveugle. Âgé de dix-sept ans, il vivait depuis quelques mois avec son demi-frère de trente-quatre ans. D'après mes observations ces dernières semaines, elle y dormait le mardi et jeudi soir, alternant avec les travailleurs sociaux, auxiliaires de vie et infirmières.
Revêtue d'un long manteau sombre, elle en avait relevé sur sa tête la capuche qui dissimulait son visage. Elle se tenait voûtée, les yeux rivés au sol, avec un boitillement de la jambe droite. Son allure donnait l’impression de voir une petite souris tremblante et apeurée. Je chassais cette sensation de pitié qui essayait de s’immiscer dans mon être, et appelai mon sang-froid et ma détermination.
L’épisode de David six mois auparavant m’avait changée. Mon cœur s’entourait d’une gangue de froideur et de dureté. Mais pour moi, il s'agissait du prix à payer pour pénétrer dans ce monde corrompu par la noirceur.
Je sortis de ma voiture et marchai dans la petite rue éclairée par un lampadaire diffusant une lumière glauque. Des ombres mouvantes dues au léger vent, passaient au travers des branches d’arbres chétifs plantés là. Soudain, un long frisson remonta ma colonne vertébrale. La sensation d'être observée me figea. Je tendais l'oreille, aux aguets, puis tournai sur moi-même, cherchant l'origine de cette impression qui disparut aussitôt. Mettant cela sur mon état de stress, je repris mon chemin.
Arrivée devant la maison, j’appuyai sur la sonnette. Rien, pas un bruit. Mais je l’avais vu rentrer chez lui une heure plus tôt. Je réitérai donc avec insistance, avant de remettre mes mains dans mes poches. Un grommellement agacé me parvint de l’intérieur. Je reculai d’un pas, le sang battait à mes tempes lorsque la porte s’ouvrit en grand.
— QUOI !!
La dernière fois que cet homme vieillissant se tenait face à moi, nous étions devant la tombe de ma sœur aînée, Isabelle. Cela remontait à dix-neuf années et j’avais dix ans. Il me terrorisait à cette époque. Aux relents de vin qui s’échappaient de sa bouche, je le savais saoul. Je me rappelais que sous l'emprise de l'alcool, il devenait agressif et violent.
— Bonsoir, Pierre.
— T'es qui, toi ?
— Emma.
Bien sûr, il ne me reconnaissait pas.
— La petite sœur d'Isabelle.
Il écarquilla les yeux.
— Nom de Dieu ! La petite Emma ? Eh ben dis donc.
Il me regarda de bas en haut, un sourire écœurant sur ses lèvres tâchées de vin.
— Tu me laisses entrer ?
— Bah ouais, pourquoi pas ?
Frissonnante au son de son rire sardonique, j'entrai. L'intérieur de la maison respirait la propreté. Le sol carrelé du salon brillait comme un sou neuf. Le canapé trônant au milieu de la pièce, se dressait face à une antique télévision, un gros cube posé sur un meuble à l'apparence bancale. La cuisine ouverte à droite étincelait.
— Assieds-toi, si tu as soif, sers-toi un verre d'eau dans la cuisine, à moins que tu ne veuilles du vin ? Je vais te faire de la place.
Il passa la main sur la table basse, et envoya valser le reste de son sandwich ainsi que les miettes au sol.
— Ma fainéante de femme nettoiera, ricana-t-il.
Je serrai les poings, des vagues de colère tentant de me submerger. Je repoussai ces sensations au fond de moi. Je me demandais pourquoi il laissait sa femme s'absenter ainsi. Puis je compris. Il la laissait aller et venir pour maintenir une angoisse permanente chez elle. Il la terrorisait, et cette frayeur devait s’accentuer durant ses absences. La peur qu'il débarque chez son beau-fils avec une excuse bidon, pour lui reprocher quelque chose et la tourmenter encore plus.
— Non, merci, je ne reste pas longtemps.
— Comme tu veux, rétorqua-t-il en s'affalant sur le canapé. Alors, pourquoi t'es là ?
— Tu te souviens de la dernière fois où nous nous sommes vus, avant l'enterrement d'Isabelle ?
Il prit sa bouteille de vin posée devant lui, la porta à ses lèvres, plissa les yeux et me dévisagea.
— Non, pourquoi ? Tu arrives à t'en souvenir, toi ?
— Oh oui, cette scène est ancrée dans ma mémoire. Je revenais de l'école lorsqu'Isabelle a débarqué chez notre mère, affolée. Je me souviens qu'elle portait une petite robe d'été à fleurs, avec un gilet blanc à manches longues et des lunettes de soleil.
Il commença à se redresser et posa sa bouteille. Son visage se durcit, il savait ce que j'allais dire.
— Je me souviens aussi qu'elle demandait de l'aide à ma mère, qu'elle voulait partir pour protéger ses enfants, VOS enfants, des coups qu'elle recevait quand tu étais bourré. Que tu dépensais tout l'argent du foyer dans l'alcool sans te préoccuper de remplir le frigo pour nourrir ta famille.
— Ferme-la.
Il murmurait, la voix vibrante de rage, mais hors de question de me taire, alors je poursuivis, guettant le moindre de ses gestes, les poings serrés dans les poches de mon blouson.
— Je me souviens aussi de la réponse de ma mère "tu as voulu te marier, alors tu te démerdes" et tu es entré à ce moment-là. Tu es allé droit sur Isabelle, tu lui as mis ton poing dans la figure devant nous, lui reprochant de ne pas être à la maison et de ne pas avoir préparé ton repas. Ma mère est restée immobile, et moi, je me suis réfugiée dans un coin, terrorisée.
— TA GUEULE !
— Trois mois après, à cause de toi, elle s'est suicidée. C'est toi qui l'as tuée, mais tu n'as jamais été inquiété, n'est-ce pas ? Ensuite ses enfants, TES enfants ont été placés par la DASS.
Il se leva et se jeta sur moi, mais j’anticipais sa réaction. Je dégageai les mains de mes poches, armées de poings américains et me préparai à l'impact.
Une heure après, je sortais de sa maison, aucune larme ne coulait sur mes joues.
Je remontais la rue et ressentis de nouveau cette impression d'être observée, ainsi qu’une odeur bizarre, subtile mais réelle. Les petits cheveux de ma nuque se hérissèrent. Je pressai le pas et grimpai dans ma voiture, garée à l’abri des regards indiscrets. Je quittai la ville et m’engageai sur l’autoroute. Je n'appelai pas ma sœur arrivée à la première aire de repos.”
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